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DE LA DISCUSSION DE L'ADRESSE.

La discussion de l'adresse en réponse au discours du Trône amène chaque année des débats dans lesquels l'opposition, le ministère et la majorité, se retrouvant en présence, après un répit de plusieurs mois, essaient leurs forces respectives. Le choix d'une meilleure occasion ne gâterait cependant rien à l'affaire. En Angleterre, où les mœurs politiques sont plus formées, tous comprennent que l'adresse est surtout un acte de haute convenance et de respect envers la Royauté, et qu'une censure ou un refus de concours se notifie bien plus convenablement au cabinet, lorsqu'il est seul en cause dans une discussion parlementaire, qu'à la Couronne elle-même. Aussi l'adresse est communément votée, dans ce pays, presque sans discussion. Chez nous, on a bien senti qu'un renversement de ministère était déplacé dans l'occurrence; et il faut convenir que l'opposition s'abstient parfois d'efforts sérieux et propres à l'y conduire mais, en revanche, elle ne se fait jamais faute d'épancher tout ce qu'elle a concentré de colère pendant son repos forcé. Cette conduite n'est pas très-rationnelle, car à quoi bon des discours qu'aucun vote ne doit suivre? Elle n'en convient pas moins fort bien à deux nuances très-distinctes de l'opposition. Les uns, opposants quand même, font des discours, quoiqu'ils soient inutiles, pour donner cours au plus tôt à la mauvaise humeur qui les étouffe. Il leur serait trop dur d'ajourner ce petit soulagement. Les autres, opposants plus calculateurs, font, de leur côté, des discours, précisément parce qu'ils sont inutiles. Ils se donnent ainsi de la popularité sans conséquence et ne redoutent pas le désappointement qui les attendrait, si la fortune, maladroitement propice, prenait leurs paroles au pied de la lettre. Cette année, on a paru d'abord vouloir suivre cette marche. Il ne semblait guère possible de prendre au sérieux un amendement qui n'était formulé ni contre le ministère ni contre ses actes, qui tirait sa signification d'ailleurs que de ses termes, et qui condamnait avant tout ses

auteurs et leurs propositions de 1854. L'opposition, en montrant une répugnance prononcée à soutenir un peu vivement la lutte qu'elle avait engagée, donnait à croire qu'elle n'entendait livrer qu'une escarmouche, faire une simple reconnaissance. Cette tactique lui a mal réussi, et elle a été forcée de démasquer ses attaques.

Nous avons à observer, dans cette circonstance, la conduite de l'opposition, celle du ministère et celle de la majorité.

L'opposition ne s'est pas montrée à son avantage au Sénat. C'est là cependant que sa parole pourrait exercer le plus d'autorité. Elle y emprunte au respect des convenances, aux formes de bonne compagnie qui distinguent cette assemblée, à l'esprit conservateur qui anime naturellement des hommes pris parmi les sommités sociales, une modération de langage plus puissante et plus habile que sa virulence dans une autre enceinte. L'adresse et la force lui ont, cette fois-ci, fait également défaut.

Nous ne parlerons que pour mémoire de la singulière accusation lancée par un de ses membres contre le ministère, auquel il a imputé de s'être mis à la suite de lord Palmerston dans la question des mariages espagnols. Si l'auteur de ce reproche s'était donné la peine de réfléchir, il aurait senti qu'aucun ministère belge, libéral, catholique ou mixte, conservateur ou radical, ne pouvait avoir perdu le sens au point de s'affubler d'un pareil ridicule. Nous sommes trop justes pour mettre cette maladresse sur le compte de l'opposition, qui s'est gardée d'y prendre la moindre part. Une circonspection, peut-être exagérée, a pu seule déterminer le ministre des affaires étrangères à la relever. L'opposition sénatoriale a été, suivant nous, bien mal inspirée quand son premier organe a qualifié de sèche nomenclature la liste des projets de loi que le Gouvernement compte soumettre aux Chambres. Quoi? la série des mesures propres à venir au secours des classes souffrantes; à diminuer la crise linière; à encourager le travail; à créer des routes et à étendre les défrichements de la Campine; à améliorer la situation industrielle et commerciale; à compléter l'organisation de l'enseignement agricole; à organiser l'enseignement moyen; à reviser la législation sur les tribunaux de commerce, la contrainte par corps, les sursis, les faillites; à modifier le code d'instruction criminelle et le code disciplinaire de la marine marchande; à rectifier l'organisation des établissements d'aliénés, des monts-de-piété; à créer des colonies agricoles; cette série, disons-nous, n'est qu'une sèche nomenclature? Sèche pour vous peut-être, qui vous êtes fait des débats de la tribune et de la presse un besoin de la vie, mais non pas pour ceux qui demandent au Gouvernement et à leurs mandataires du repos et du bonheur ! Ceux-ci compareront un ministère d'affaires avec un ministère de parti, et nous savons bien de quel côté penchera la balance. Chaque fois qu'un pareil programme nous sera donné, soit par M. de Theux, soit par M. Rogier, soit par M. Verhaegen, nous y applaudirons; et si le ministre dirigeant nous dit et nous prouve, comme le veut le comte de Ribaucourt, qu'il n'est l'homme d'aucun parti, nous l'en féliciterons.

Le ministère a passé, dit-on, sous silence la situation morale du pays, l'irritation qui y règne, les divisions qui ont éclaté dans la capitale: mais, comme on l'a répondu plus d'une fois, cette irritation n'existe que dans une certaine

classe plus bruyante que nombreuse, principalement concentrée dans Bruxelles; et, de bonne foi, voulait-on mettre dans la bouche royale un compte-rendu des triviales dissensions élevées entre les fondateurs de l'Alliance et du Trou? Noble et digne sujet d'un discours du Trône! Si c'est là ce qui compromet si gravement la situation morale, il n'y a rien qui n'accuse les hommes qui ont commis l'immense faute de s'allier à ceux dont l'audace les effraie et les déborde aujourd'hui.

On a de nouveau blâmé la composition du ministère. Le cabinet n'est cependant pas catholique, car il comprend des membres appartenant à l'opinion libérale modérée. Cette composition n'est, toutefois, pas celle qui s'appropriait le plus exactement aux circonstances de son avènement; mais à qui la faute? Nous l'avons dit ailleurs (1). Au centre gauche, qui n'a pas eu l'intelligence ou le courage d'occuper une belle position que tout le conviait à prendre, et qui s'est laissé effrayer par de vaines clameurs. La distraction de l'auteur de ce reproche est d'autant plus étrange, que lui-même avait été chargé de négocier avec cette nuance du libéralisme pour l'amener au pouvoir. Quand la conduite qu'il conseille demeure sans résultats, malgré ses propres efforts; quand le juste milieu fait défaut, force est bien de s'adresser ailleurs. Nous concevons très-facilement comment, en présence d'opinions exagérées qui effraient une partie de l'opposition elle-même, on a cru devoir s'appuyer sur ceux qui avaient assez d'énergie pour leur résister plutôt que sur ceux qui nourrissaient le vain espoir de les désarmer par d'inutiles concessions. Consultons l'expérience. Qui ne préférerait aujourd'hui la position ministérielle à celle des doctrinaires, repoussés et grossièrement insultés par ces mêmes hommes qu'ils se chargeaient de ramener à la modération?

Loin de se dissimuler le danger, l'opposition se l'exagère peut-être. Elle voit surgir des partis extrêmes; elle entend professer des doctrines démagogiques et liberticides; elle voit préparer le drapeau de l'anarchie; elle accuse la licence de la presse, le dévergondage des opinions, le mépris d'un pouvoir inviolable (2). Nous comptions trouver à la suite de ce sombre tableau, et comme une conclusion nécessaire, l'offre d'immoler sur l'autel de la patrie, ou, du moins, d'ajourner les dissentiments, pour réunir tous les hommes d'ordre autour du Trône, sous le drapeau de la Constitution, contre cette menaçante anarchie. Point du tout. Le conseil est de calmer le parti qui fait si peur en faisant droit aux (3) exigences (sic) d'une nuance dont on n'a jamais combattu que le système exclusif, et qui vient d'essuyer le feu de ses alliés au milieu du combat, sans pouvoir retarder, au moins jusqu'à l'issue de la lutte commune, son inévitable catastrophe. Il faut avouer qu'ils sont bien confiants ceux qui croient pouvoir calmer les partis extrêmes sans leur rendre absolument les armes.

L'opposition convient que « plusieurs des actes du ministère sont empreints

(1) Coup d'œil sur la session. Tome Ier, 9o livr., page 403.

(2) Annales parlementaires. Séance du Sénat du 12 novembre 1846, page 27. (5) Ibidem.

» d'un esprit de sagesse et de modération (1), » qu'il cherche « à aller au » devant des désirs de l'opinion publique (2). » Elle ne lui reproche aucun acte déterminé. Dans l'ordre des intérêts matériels, elle lui rend justice par son silence et presque par son assentiment. Et sa conclusion est que le cabinet doit se retirer. Pourquoi ? Parce qu'il n'inspire pas la confiance. L'opposition a sans doute plus de part que la logique à ce raisonnement. Il nous semble que lorsqu'un ministère n'a soulevé aucun grief, a fait preuve de modération au jugement même de ses propres adversaires, et a bien géré les affaires de l'État, des législateurs impartiaux devraient lui donner leur appui, travailler à contenir les mauvaises passions et à ramener par leur ascendant les opinions qui se fourvoient.

L'opposition a été faible et mal habile au Sénat : elle ne s'est pas fait plus d'honneur à la Chambre des Représentants, où sa violence ordinaire lui a enlevé jusqu'à cette gravité qu'elle conserve dans la première assemblée.

Elle a commencé par commettre une étrange inconséquence. Après avoir ouvert une discussion politique et annoncé un amendement, que sa presse nous avait déjà fait connaître, elle se fâche, parce que les ministres prennent la liberté grande d'accepter la lutte. Elle indiquerait ainsi l'intention de perdre du temps en vaines paroles, si elle ne trahissait une manœuvre plus blâmable encore et déjouée par une discussion plus sérieuse qu'elle ne le désirait.

L'opposition a manqué complétement de franchise. Au lieu de faire une guerre ouverte au cabinet, elle s'est ingéniée à faire insérer dans l'adresse une phrase parfaitement qualifiée de « phrase offensive dans les développements, » en apparence inoffensive dans les termes...., phrase qui n'aurait, dans tous » les cas, aucun résultat pratique, qui n'aurait aucune force obligatoire vis-à>> vis de qui que ce soit (3). » Ce n'est pas, en effet, le maintien de l'indépendance du pouvoir civil qui est en question: c'est le point de savoir ce qui compromettrait cette indépendance. Il y a maladresse dans cette marche tortueuse, trop gauchement combinée pour tromper personne. Il y a, surtout, défaut de cette triple sincérité que l'opposition réclamait avant toutes choses, il n'y a pas

un an.

L'opposition nous a donné, comme de coutume, de longues déclamations, où rien ne le dispute à la boursoufflure des termes, si ce n'est l'inanité des motifs. Dans l'ordre des intérêts matériels, elle ne saurait, elle ne tente pas non plus d'amoindrir des actes accomplis aux applaudissements du pays. Elle ne trouve rien à redire au programme de la session, et même, en laissant percer le dépit que lui inspire un luxe importun, elle lui rend quelquefois justice. Nous avons remarqué avec plaisir qu'une part revenait à M. Rogier dans ce trait honorable. Dans l'ordre des intérêts moraux, elle ne trouve à citer aucun grief,

(1) Annales parlementaires, séance du Sénat du 12 novembre 1846, page (2) Ibidem, page 30.

27.

(3) Ibidem, séance de la Chambre des Représentants du 18 novembre 1846, page 61.

aucun fait précis. Elle est réduite à chicaner le ministère sur ce qu'il a contraint les fonctionnaires publics à se retirer d'une société qu'elle-même venait de quitter, en l'accusant d'exagération et de tendances à l'anarchie. Elle reproche au cabinet l'usage d'un droit que, prête à saisir le pouvoir, elle avait voulu s'arroger avec bien plus d'étendue et se faire adjuger par une espèce de blanc-seing. Elle lui reproche un délai dans la poursuite d'un scandale de la presse, elle qui, sous le ministère de 1832-1854, n'a jamais fait ni réclamé des poursuites contre des délits analogues. Tout le reste de cette longue discussion n'est dirigé qu'indirectement contre le ministère et ne le concerne qu'en ce qu'il est accusé, toujours sans faits à l'appui, de condescendance pour le clergé.

Si l'opposition s'est montrée maladroitement passionnée dans ses attaques, elle s'est révélée de nouveau telle que nous l'avons dépeinte il y a huit mois (1), c'est-à-dire, dépourvue de toute doctrine commune et arrêtée sur les points qu'elle traite si magistralement.

Elle ne formule aucune règle sur la conduite à tenir envers les fonctionnaires. Nous n'avons sur ce point que son programme pratique du mois de mars et ses dissertations théoriques du mois de novembre, qui ne vont pas trop bien ensemble. Les accordera qui pourra.

Elle ne donne aucune règle propre, à son avis, à maintenir l'indépendance civile contre les empiétements de la théocratie, en conservant les libertés constitutionnelles et l'indépendance des cultes.

Elle ne donne aucune opinion sur le point capital de la discussion, le projet de loi relatif à l'enseignement moyen. En vain le ministre de l'intérieur, sai_ sissant avec habileté l'avantage qui lui est laissé, la convie à formuler, en termes de loi, ses volontés, ses désirs. En vain, il prend la peine de lui prouver qu'il va plus loin dans le sens indiqué par la gauche que M. Rogier, même dans son programme de cette année. Elle se maintient imperturbablement dans des généralités, dans de vagues récriminations, où la première chose qui manque, c'est la preuve.

A la vérité, il n'en saurait être différemment. Comment notre opposition, composée comme elle est, viendrait-elle à bout de formuler un principe? Nous restreindrons nos exemples aux points de la discussion. Elle ne saurait adopter une règle en ce qui concerne la subordination politique des fonctionnaires. Les ministres en expectative blâment l'usage du droit de destitution pour cause d'hostilité au cabinet, lorsqu'il est exercé par d'autres; mais ils l'admettent en principe (et quelques-uns l'étendent même fort loin), parce qu'ils le trouvent une nécessité gouvernementale. Ceux qui ne sont propres qu'à faire de l'opposition quand même, et qui, le cas échéant, en feront demain contre leurs alliés, ne veulent pas plus du principe que de son application, parce qu'ils tiennent à conserver leur part éventuelle dans les fruits de la victoire. Elle parle fort à l'aise de l'indépendance du pouvoir civil et des empiétements du

(1) De l'Opposition, tome 1er, 4 livraison, page 151.

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