Page images
PDF
EPUB

DE L'ÉTAT PRÉSENT

DES ÉTUDES SUR LE BOUDDHISME

ET DE LEUR APPLICATION.

INTRODUCTION.

Cause des jugements faux portées sur le Bouddhisme.

Publication de sources

importantes pour l'histoire du Bouddhisme; découverte des manuscrits du Népal. Travail critique de M. Eug. Burnouf sur le Bouddhisme indien; préparation à une histoire complète du Bouddhisme hors de l'Inde. Examen du livre de M. Burnouf. - Plan du travail.

Depuis l'époque de l'établissement des Portugais dans les Indes orientales et des premières relations entamées par l'Europe avec la Chine et le Japon, on avait recueilli sur l'existence du Bouddhisme des notions diverses, quelquefois contradictoires, toujours incomplètes; ces notions, dues au témoignage des missionnaires catholiques ou des voyageurs attirés la plupart en Asie par le commerce, ne pouvaient conduire à une juste appréciation de l'origine et de la nature particulière de la religion de Bouddha; on en parlait avec étonnement ou avec dédain, avec effroi ou avec pitié, d'après le point de vue auquel on avait examiné quelques doctrines de cette religion, d'après les lieux où on en avait observé les pratiques; et il devait en être ainsi, puisqu'on la retrouvait dans des contrées éloignées l'une de l'autre, sous la même qualification, il est vrai, mais avec des croyances et des formes bien différentes.

L'étude des monuments originaux, appartenant aux principaux peuples

Bouddhiques de l'Asie orientale, a été favorisée, dès la fin du siècle dernier, par les progrès de la philologie, et à la faveur du mouvement qui s'est opéré depuis quarante ans et qui a reporté les esprits vers la connaissance générale de l'Orient, plusieurs sources de haute importance pour l'histoire du Bouddhisme ont été lues par des Européens, puis traduites ou analysées. Tandis que les J. Klaproth et les Abel Rémusat consultaient les nombreux ouvrages de la littérature chinoise écrits sous l'influence des idées bouddhiques (1), Isaac Schmidt, académicien de St-Pétersbourg, interrogeait les livres religieux et historiques des Mongols; il abordait lui-même l'étude des collections Bouddhiques et Tibétaines, tandis qu'un voyageur intrépide, le Hongrois Csoma, de Korces, pénétrait dans les montagnes du Tibet, comme pour surprendre les mystères du Bouddhisme dans son asile séculaire (2) on connait depuis lors l'existence de l'immense corps des écritures tibétaines, formant plus de cent volumes sous le nom de KAH-GYUR ou Traduction des préceptes; c'est la somme du Bouddhisme septentrional, c'est l'assemblage des livres religieux communs pour le fond aux Mongols, aux Chinois et aux Tibétains. Vers le même temps, plusieurs agents du Gouvernement britannique, et en particulier M. G. Turnour, ont fait de grands efforts pour découvrir à Ceylan les livres authentiques du Bouddhisme, qui n'a cessé de fleurir dans cette ile depuis son expulsion de l'Indoustan (3).

On voit à l'instant que le savoir et la constance de quelques hommes avaient déjà réuni une grande partie des matériaux indispensables à l'étude systématique du Bouddhisme (4); mais il y avait loin d'une interprétation exacte de sources plus ou moins anciennes à l'investigation simultanée des documents littéraires, conservés chez les nations placées autour de l'Inde comme en témoignage d'une croyance commune; l'unité qui devait présider nécessaire

(1) Le premier dans plusieurs articles du Journal Asiatique de Paris et dans ses divers travaux historiques et géographiques sur l'Asie; le second, dans des mémoires publiés à part et réunis dans ses Mélanges Asiatiques (2 v. in-8°, 1826), puis dans ses Recherches sur les langues Tartares (Paris, 1. R., in-4o, 1820) et dans la traduction du Foɛ KOUE KI, ou Relation des royaumes bouddhiques (ibid., in-4, 1856).

(2) Schmidt a surtout contribué au succès des études nouvelles par sa traduction commentée de l'Histoire des Mongols orientaux et de leur maison princière, par Ssanang Ssetsen (Pétersbourg, 1829, in-4o, en allemand); Csoma a déposé les aperçus et les analyses, fruits de ses recherches, dans les derniers tomes des Asiatic Researches et dans d'autres recueils scientifiques de Calcutta, il y a déjà une vingtaine d'années.

(5) G. Turnour a publié de longues listes de livres, et a traduit le Mahawanso, chronique historique importante par la précision et la continuité des dates.

(4) Nous ne pouvons omettre de dire ici que M. W. Schott, professeur à l'Université de Berlin et membre de l'Académie des Sciences dans cette capitale, a tout récemment fourni de nouveaux secours à l'histoire du Bouddhisme hors de l'Inde. Versé dans la lecture des livres chinois, il vient de publier un long mémoire sur le Bouddhisme dans la Haute-Asie et la Chine. (Vom Buddhaismus, u. s. w., Berlin, 1816, in-4°.)

ment à une telle investigation, ne pouvait être demandée aux monuments de l'un ou de l'autre des peuples bouddhistes étrangers à la patrie indienne de leur religion. Les monuments connus et en partie traduits n'avaient point le caractère d'écrits originaux, mais celui de traductions faites sur les textes authentiques qui avaient servi à la fondation même du Bouddhisme. Taut de livres qui ne pouvaient être considérés que comme des versions d'ouvrages sanscrits, ainsi que le prouvaient leurs titres et les déclarations de leurs auteurs, devaient donc ramener l'attention du monde savant vers l'Inde, comme vers le premier foyer d'une doctrine indienne par son esprit, par sa conception des choses, par la terminologie de son enseignement. Abel Rémusat avait affirmé « qu'un fait relatif au Bouddhisme ne doit être regardé comme bien connu qu'autant qu'on en possède l'expression sanscrite. » Mais comment découvrir dans l'Inde la véritable histoire d'une doctrine que l'Inde a bannie par la force avec la masse de ses sectateurs? Comment retrouver sur un sol, purgé depuis des siècles de l'hérésie bouddhique, les traces de son influence de plus de mille ans? Ou n'ignorait pas qu'en écoutant la voix des Brahmanes, on entendait la voix des adversaires intéressés du Bouddhisme; on avait appris d'eux le partage ancien de la philosophie bouddhique en quatre écoles ou sectes, que distinguaient les nuances d'un subtil idéalisme; mais on n'avait à espérer que des renseignements polémiques de la multitude innombrable des traités religieux de l'Inde brâhmanique, et l'on n'avait droit d'attendre autre chose de ses immenses poëmes que la mention passagère du nom des Bouddhistes, Bauddhas, confondus sans cesse avec les sectaires les plus abhorrés.

Cependant les résultats d'une observation persévérante donnèrent à plusieurs savants anglais la conviction que les monuments sculptés, qui existent depuis un grand nombre de siècles sur les deux côtes de la Péninsule indienne et qui ont rendu célèbres jusqu'aujourd'hui certains lieux de pèlerinage, renferment quelques représentations, quelques scènes empruntées à la vie d'une société bouddhique, par exemple: la figure des déifications de l'esprit contemplatif. Cette apparition des êtres du monde fantastique de Bouddha au milieu des divinités du panthéon des Brahmanes, a excité à un haut degré la curiosité, et en même temps exercé la critique de tous ceux qui s'intéressaient à l'histoire des religions de l'Asie (1); à peine était-elle signalée à l'attention du public européen, comme un moyen de juger les rapports de deux religions jadis rivales, qu'une autre découverte, bien autrement importante, vint rendre à l'Inde ses droits de priorité dans l'ordre des études relatives au Bouddhisme. Au nord de l'Inde, dans le Népâl (ou Népaul), une des contrées qui furent les premières

(1) Salt, Erskine et Sykes avaient inséré, dans les Transactions de la Société littéraire de Bombay, des dessins curieux reproduisant des œuvres récemment observées de l'art bouddhique; M. Rhode en a reproduit une grande partie comme pièces justificatives dans son livre publié en 1827 Sur la culture religieuse, la philosophie et la mythologie des Hindous, (Leipzig, 2 vol. in-8°, en allemand). Cependant ces dessins avaient besoin du commentaire authentique que peuvent fournir les monuments écrits; le premier terme demeurait obscur.

conquêtes extérieures de cette religion, un résident anglais, M. Brian Houghton Hodgson, réussit à recueillir, il y a bientôt vingt-cinq ans, le corps des écritures bouddhiques, composées en langue sanscrite et considérées comme le texte le plus ancien de la loi (1); il parvint à constater que ces écritures, conservées par des copies authentiques dans les cloîtres du Népâl, étaient les modèles des traductions faites en beaucoup d'autres langues après la propagation du Bouddhisme au-delà de la chaîne de l'Himalaya; il chercha aussi à prouver que la partie ancienne de ces livres sanscrits a dû faire autorité pour les Bouddhistes même à l'époque de leur séjour dans l'Inde, qu'elle a constitué le canon de leurs écritures prétenduement révélées par Çakyamouni Bouddha. Voulant prendre l'Europe pour juge de ses travaux et la faire l'interprète nouvelle des pièces originales qui lui semblaient trancher une querelle restée longtemps obscure, M. Hodgson eut l'idée de faire don aux Sociétés Asiatiques de Paris et de Londres d'exemplaires soigneusement exécutés de la collection sanscrite du Népal. M. Eugène Burnouf, professeur de sanscrit au Collège de France, se voua bientôt à l'étude comparée des œuvres principales dont se compose cette bibliothèque manuscrite, naguère inconnue à l'érudition européenne; il avait deviné leur utilité indispensable pour éclaircir les origines du Bouddhisme, et en combinant les livres népâlais avec les livres religieux de Ceylan, dont il possède lui-même une collection considérable et précieuse, il a jeté les bases d'un travail capital qui embrassera l'histoire ancienne du Bouddhisme, c'est à dire, celle du Bouddhisme indien. M. Burnouf n'a encore terminé que la première partie de son travail, comprenant l'examen critique des écritures népålaises, qui représentent le maintien des doctrines bouddhiques au Nord de l'Inde (2); il consacrera la seconde partie à l'examen des livres cinghalais, qui offrent le Bouddhisme sous l'aspect encore indien qu'il a conservé en se répandant au Midi; il pourra ainsi mettre en présence deux ordres de témoignages qui, rédigés dans des langues indiennes, le Sanscrit et le Pàli, ont une grande valeur historique pour faire découvrir les destinées véritables du Bouddhisme dans les royaumes de l'Inde avant la proscription définitive dont le Brahmanisme antique l'a frappé au VIIe siècle de notre ère. C'est en contrôlant les uns par les autres les documents qui paraissent appartenir à une même période, le premier âge d'une religion si fameuse, que M. Burnouf pourra retracer, avec une grande vérité de couleur et une grande sûreté de vues, l'existence entière du Bouddhisme, sa naissance, son développement, sa domination dans toute l'étendue de l'Inde. Ce problème résolu d'une manière décisive par un talent supérieur, les autres parties du sujet seront étudiées avec plus de méthode, et leurs relations naturelles seront complétement éclaircies; la question d'origine, une fois bien connue, doit non seulement montrer, à l'évidence, quels sont les caractères communs que les diverses formes du Bouddhisme, porté hors de

(1) M. Hodgson a fait part de ses découvertes successives et de ses observations critiques dans plusieurs recueils de l'Inde et de l'Angleterre.

(2) Tel est l'objet du premier volume de l'Introduction à l'histoire du Bouddhisme indien, Paris, 1844, imprimerie royale, 1 vol. in-4°.

l'Inde, ont empruntés à une source unique, mais encore mettre dans leur vrai jour les transformations qu'une croyance philosophique d'origine indienne a nécessairement subies chez des peuples de race différente, variant entre eux autant par les mœurs et la culture de l'esprit que par l'état social et le régime politique. L'histoire complète du Bouddhisme est donc une tâche multiple, qui appelle les efforts de beaucoup d'hommes en raison du nombre de tendances qu'il s'agit d'observer et de définir; elle est une tâche vraiment rude et laborieuse, eu égard à l'interprétation de productions philosophiques d'une étendue immense dans des langues aussi difficiles par la richesse de leur vocabulaire que par les lois capricieuses de leur phraséologie (1). Une voie nouvelle a été ouverte par M. Burnouf: c'est désormais par l'Inde que doit commencer toute exploration qui a pour objet le Bouddhisme, n'importe le pays lointain et isolé où l'on veuille en rechercher l'action ou bien les traces. On ne peut nier qu'un grand résultat n'ait été de cette manière acquis à la science: si la découverte d'une méthode, d'une direction, est souvent le gage de progrès nouveaux, la condition de succès inattendus et plus complets, il faut dire que l'exégèse synthétique, dont M. Burnouf a donné le modèle dans son livre, est un sûr garant de la haute critique que l'on apportera dans les différentes branches des études bouddhiques, et de la prudence avec laquelle les meilleurs esprits voudront sans cesse procéder à son exemple.

L'Introduction à l'histoire du Bouddhisme indien a déjà fait l'objet d'un travail analytique que nous avons inséré dans le Correspondant (2); mais, dans l'attente du second volume de l'ouvrage de M. Burnouf, nous avons pensé que l'examen du dogmatisme serait prématuré et nécessairement incomplet; nous nous sommes donc borné dans nos aperçus à l'exposition de questions historiques qui ont déjà reçu dans le tome Ier d'assez amples développements, d'après les livres de la collection népalaise, et nous avons choisi à cet effet cinq points principaux qui peuvent se résumer en ces termes: les sources, la méthode, l'institution, les relations, les premières transformations du Bouddhisme. Nous avons ensuite consacré un mémoire séparé à la question de l'Antériorité du Brahmanisme sur le Bouddhisme (3) en essayant de définir les caractères saillants qui distinguent ce dernier, nous l'avons montré comme une réforme du système antique soutenu par les Brahmanes, et aussi comme une sorte de grand schisme qui sépare les peuples des traditions anciennes pour les précipiter dans l'abîme sans fond des aberrations du Panthéïsme. Nous n'avons pas l'intention de reprendre ici l'ensemble des questions dogmatiques que comporte une étude complète du Bouddhisme; nous pensons qu'il est assez de raisons qui doivent porter à différer leur discussion, sans parler de l'avantage que

(1) Outre le Sanscrit et le Pâli, les langues principales des populations Bouddhiques sont: le Siamois, le Tibétain, le Mongol, le Mandschou, le Chinois, le Japonais.

(2) Septembre 1845 (T. XI, p. 676-705), et novembre (T. XII, p. 567-597), Paris, chez Waille.

(3) Revue catholique, mai-juin 1845 (T. III, p. 120-26, p. 169-76.)

« PreviousContinue »