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qu'elle y restera encore bien longtemps, si la France persiste à maintenir comme bases, comme prolégomènes de l'union douanière les conditions qu'elle a posées, et qui exigent de la Belgique le sacrifice de son indépendance, sacrifice qui n'aboutirait peut-être qu'à soulever une difficulté européenne dont nous pourrions bien payer les frais de solution.

En-dehors des exigences du Gouvernement français, viennent se placer des résistances de tout genre, des obstacles de toute nature, suscités, d'un côté, par les puissances étrangères, de l'autre, par les intérêts français et belges; ces difficultés sont telles qu'elles doivent arrêter les volontés les plus décidées et reculer la réalisation de l'union franco-belge dans un avenir éloigné.

Dans son excellent ouvrage sur le sort de la population rurale des Flandres, M. H. Kervyn, dont nous nous plaisons à rappeler les vues éminemment pratiques, a résumé les principales difficultés comme suit:

<< Il y aurait d'abord à compter avec les autres puissances, qui ne manqueraient pas de s'opposer à une mesure décisive, tendant à confondre de plus en plus les intérêts des deux peuples, à les faire vivre d'une vie commune, à enchaîner irrévocablement leurs destinées, à détruire ce qui reste de la barrière si laborieusement organisée par l'Europe contre la France et qui se résume dans notre neutralité. Il y a ensuite à compter avec les intérêts français et avec les intérêts belges. Certaine partie de l'industrie française craint de voir entamer le monopole qui lui rend la vie si facile, et se crée un fantôme de nos moyens de production. La question politique est nulle pour elle, pourvu qu'aucun rival ne vienne lui faire concurrence. Elle est assez bien représentée pour se faire écouter et pour imposer silence à des intérêts opposés qui existent à côté d'elle. >> En Belgique aussi, certaines industries régimberaient contre la suppression des douanes. Les réimpressions, la fabrication des papiers, des bronzes, des articles de luxe élèveraient la voix dans la persuasion qu'il n'y a de salut pour elle qu'en s'abritant derrière le tarif. Mais chez nous, la résistance viendrait surtout de la part de ceux qui appréhendent qu'une union commerciale ne soit un acheminement vers une réunion politique, et que la suppression de la ligne des douanes ne devienne la suppression de notre nationalité.

» Enfin, la phalange des adversaires de cette grande mesure se grossirait de tous ceux qui en Belgique se font un épouvantail des droits réunis, du régime du sel et du tabac qui existent en France et que nous devrions adopter. La multitude s'effraie de la perception un peu acerbe des charges publiques, et pour elle un système d'impôts anodin est le plus précieux des biens; le monopole réservé au Gouvernement, les visites fiscales et la coercition sont la pire de toutes les tyrannies.

>> On voit que l'union douanière compte des adversaires nombreux et puissants, qu'elle aura des difficultés innombrables à vaincre. Quels en sont les partisans?

>> Chez nos voisins il faut placer en première ligne tous les hommes doués d'un sens politique élevé, qui mettent la grandeur de la France au-dessus de l'égoïsme de l'intérêt particulier, et qui ne craignent pas d'acheter une nouvelle influence pour leur patric au prix de la perte de quelques voix dans le Parlement. Hommes d'élite, ils ne sont pas très-nombreux, mais leur influence doit

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s'accroître, parce que la supériorité et la raison finissent tôt ou tard par triompher. Ils sont d'ailleurs soutenus par une partie notable de la France, qui apprécie ce que vaut la consommation belge et ce qu'elle peut devenir par la liberté des transactions.

» En Belgique les classes agricoles et industrielles sont impatientes de pouvoir déployer leur activité sur un vaste marché. A toutes les considérations politiques, elles opposent le besoin de travailler et de vivre qu'éprouve la population, et elles se demandent s'il ne vaut pas mieux, tout en conservant nos lois politiques, de subir l'influence morale d'un grand pays, à laquelle, au reste, on ne peut se soustraire, en obtenant en échange une grande prospérité matérielle, que de mourir d'une pléthore, en continuant de s'abriter derrière une ligne de douanes qui peut arrêter la circulation des marchandises, mais nullement celle des idées. Elles se demandent aussi s'il n'est pas préférable de payer quelques impôts de plus, pourvu qu'on ait les moyens de les acquitter, que de voir réduire d'année en année le nombre des contribuables.

>> Malheureusement, cette grande question de l'union douanière n'est pas en discussion; elle est réservée pour l'avenir. >>

Les élections générales se feront en France dans quinze jours. L'électorat est chargé devant le pays d'une responsabilité grave et directe; avec ses trois ou quatre cent mille électeurs, il concentre en lui seul, il représente, il absorbe les droits de tous, et tous lui demandent nécessairement compte de ses actes. La responsabilité des électeurs devant le pays n'est pas officielle, comme celle des ministres devant les Chambres; elle n'est pas aussi visible que celle des députés devant leurs commettants: toutefois, elle n'est pas moins réelle, et elle a des conséquences qui, pour être plus lentes, ne sont pas moins certaines. Au reste, les électeurs peuvent se féliciter des circonstances au milieu desquelles ils vont se réunir. La France est calme; elle ne demande pas aux électeurs de se dévouer aveuglément soit au ministère, soit à un parti. Son vou, comme son intérêt, est de voir sortir des élections de 1846 une Chambre sage et politique, dont l'esprit puisse faire face aux conjonctures difficiles que l'avenir peut amener.

Sir Robert Peel, avant de se retirer du pouvoir, a fait un testament ministériel des plus éloquents. Le premier ministre d'Angleterre avait été accompagné jusqu'aux portes du Parlement par un cortège triomphal. La foule, inquiète et avide, l'attendait au passage; quand il été reconnu, des applaudissements enthousiastes l'ont salué et suivi jusqu'à la Chambre. C'est assurément un spectacle curieux et instructif que celui de ce ministre tombé, dont la chute est ainsi relevée et réhabilitée par les acclamations du peuple.

Sir Robert Peel est tombé sur sa grande difficulté, l'Irlande. Mais, en prenant momentanément congé du pouvoir, il se débarrasse de cette éternelle difficulté. C'est un des moments où il s'est montré le plus habile. Ce qui fait la force et en même temps la faiblesse des Whigs, c'est la politique irlandaise. C'est làdessus qu'ils sont tombés en 1841; c'est aussi là-dessus qu'ils se relevèrent en 1846. Depuis longtemps la politique whig était associée à une idée de bienveillance et de conciliation à l'égard de l'Irlande. Sir Robert Peel a soin d'enlever aux Whigs le monopole de cette polémique pacifique. Le premier, il

demande pour les Irlandais l'égalité politique et religieuse, et il rappelle, trèslégitimement du reste, que c'est lui qui, dans ces dernières années, a le plus réalisé et mis en pratique ces principes de justice envers l'Irlande.

Il fait de même pour la politique commerciale. Il promet aux Whigs son appui, mais à la condition qu'ils marcheront dans la voie qu'il leur a tracée. Il les soutiendra, mais seulement si leur politique est aussi libérale que l'a été la sienne. Du haut de sa chute, s'il est permis de parler ainsi, sir Robert Peel dicte des lois à ses successeurs et leur trace un programme.

Sir Robert Peel n'a qu'à raconter ce qu'il a fait pour faire son propre panégyrique. C'était une tâche facile. L'Europe pacifiée, l'Inde soumise et conquise, les finances relevées, le commerce restauré, toutes ces conquêtes de la politique pacifique se pressaient sous sa parole. Il a rendu un hommage mérité à ce haut esprit moral et chrétien, qui a distingué, pendant ces cinq dernières années, les actes de son collègue des affaires étrangères. Tous les Gouvernements alliés de l'Angleterre ratifieront ce témoignage décerné au caractère calme, digne et essentiellement honnête de lord Aberdeen. Et comme si ce ministère déchu devait être heureux jusqu'à la fin, il a pu annoncer aux Chambres et à l'Angleterre, que la dernière difficulté qui pouvait compromettre la paix, l'affaire de l'Orégon, était définitivement résolue.

Sir Robert Peel est tombé au milieu des hommages de ses adversaires. Les chefs des Whigs et des Radicaux le défendent contre les agressions amères de ceux qui se sont déclarés ses ennemis personnels, comme lord Bentinck et M. d'Israëli. On reconnaît, on proclame qu'il a rendu à son pays le plus signalé service par l'adoption du bill des corn-laws, et qu'il a su, en six mois, accomplir une révolution économique d'une immense portée. A cette occasion, pour compléter les titres de sir Robert Peel à la reconnaissance de l'Angleterre, on a rappelé l'émancipation des catholiques. Voilà de grands actes. Quant à l'homme même, il est dans sa destinée d'être l'objet des jugements les plus opposés. Les uns loueront la hardiesse, la constance, la fierté, avec lesquelles il a su marcher à des résultats qu'il a crus les meilleurs pour le pays, brisant tous les obstacles, foulant aux pieds toutes les répugnances, tous les scrupules, tous les préjugés du parti qui l'avait mis à sa tête. Cette conduite, admirable aux yeux de plusieurs, sera réprouvée par d'autres; ceux-ci dénonceront à la postérité sir Robert Peel comme le fléau du grand parti qui, jusqu'à présent, avait été le gardien des destinées et des traditions de la vieille Angleterre, et pour eux l'audacieux réformateur ne sera qu'un traître. Il est incontestable que sir Robert Peel a atteint un grand but par des moyens que l'opinion avait jusqu'alors condamnés en Angleterre. Il a bravé tous les principes qui jusqu'à présent, de l'autre côté du détroit, constituaient la religion politique. Par lui, le type consacré de l'homme politique anglais se trouve profondément altéré. Avec lui commencent des allures et des idées nouvelles.

Le nouveau ministère a été promptement constitué. Lord John Russell et lord Palmerston sont naturellement à la tête. Quoique ces deux hommes d'État soient connus de nos lecteurs, nous en dirons quelques mots.

Lord John Russell est entré à la Chambre des Communes à l'âge de vingt-un ans. A chaque session, on le voyait, avec cette ténacité froide et passionnée qui

le caractérise, reproduire sous différentes formes, développer et soutenir les mêmes motions, toujours repoussées par la majorité. Il mérita par là d'être choisi pour présenter au Parlement le bill de réforme. C'est dès ce moment que commence véritablement la carrière d'homme d'État de lord John Russell. Jusque-là, son plus grand mérite, aux yeux des Whigs, avait été de porter un nom cher à la cause libérale. Fidèle au rôle qu'il s'était marqué dès son début, il resta dans l'administration, où il n'occupait qu'un rôle secondaire, l'organe des principes du libéralisme. A mesure que la désunion se glissait dans les rangs du parti vainqueur, et surtout parmi les membres du cabinet réformiste; à mesure que les uns, tels que lord Grey et lord Spencer, se retiraient mécontents, que les autres, effrayés des allures révolutionnaires, passaient à l'ennemi, lord John Russell prenait une position plus nette et plus considérable. Ses amis découvraient en lui des talents supérieurs jusque-là tenus dans l'ombre, et que les circonstances faisaient éclater. La direction du parti whig dans la Chambre des Communes ne tarda pas à lui écheoir, et sous le ministère Melbourne, il devint en réalité l'àme du Gouvernement, se chargeant tour à tour du département où sa fermeté, sa prudence étaient nécessaires. Alors se manifestèrent en Jui les qualités d'un chef de parti; son caractère, ses vues politiques, son talent oratoire, son habileté à conduire les débats, son adresse à manier les hommes se développèrent, et la confiance de ses amis, le respect de ses adversaires, furent désormais acquis à lord John Russell.

Après lord John Russell, lord Palmerston est, dans la Chambre des Communes, l'homme le plus considérable du parti whig, et, si lord John Russell laissait vide sa place de leader, elle ne pourrait être remplie que par lui. Entré presque au sortir de l'Université dans le Gouvernement, lord Palmerston est resté, jusqu'à l'âge de cinquante ans, perdu dans la foule, et, bien qu'il eût rempli, pendant près de vingt ans, les fonctions de ministre de la guerre, sans place dans le cabinet il est vrai; bien qu'il eût fréquemment été appelé à prendre la parole dans la Chambre des Communes, il n'avait acquis la réputation ni d'homme d'État ni d'orateur. On le tenait tout au plus pour un de ces excellents red-tapists, qui font la force d'une administration, mais qui ne seront jamais capables de sortir de cette sphère étroite. Aujourd'hui, lord Palmerston est, de l'avis commun, le premier lieutenant de lord John Russell, et, seul de tout le parti whig, il pourrait être son rival, si l'envie lui en prenait. Ce parleur du second ordre a révélé, à un âge où la plupart des hommes sentent faiblir leurs facultés, un talent et une puissance qui le placent au niveau des premiers orateurs du Parlement. Il a conservé à soixante ans la force de constitution, la chaleur, l'activité, la passion, l'enthousiasme de la jeunesse.

C'est comme debater que lord Palmerston doit être rangé le plus haut. Dans cet art si difficile, aucun orateur du parti whig ne peut lui être comparé. Infé rieur à lord John Russell pour le tact, la sagacité, l'art de manier les hommes, à M. Shiel et à M. Macaulay pour la déclamation passionnée, à M. Charles Buller et à M. Cobden pour la force de l'argumentation, il a sur eux tous une supériorité incontestée dans l'arène de la discussion. Maître de lui-même, il discute froidement, sérieusement, comme s'il n'était pas en cause. Preste, adroit, il sait toujours et à propos ce qu'il faut dire, et comment il faut le dire pour mettre le droit ou les rieurs de son côté.

Par cela même que lord Palmerston est un debater éminent, il néglige, et il y est forcé, des succès plus durables. Le debater ne songe guère à la postérité; il n'a pas le loisir de travailler pour elle. Le résultat de la discussion, voilà tout ce dont il s'occupe. Aussi les discours de lord Palmerston supportent-ils difficilement l'examen. Ils manquent, en général, de cette forme polie et savante qui assure la vie aux productions de la parole. Le langage en est simple, un peu nu, dénué d'ornements littéraires. Néanmoins, même dans les répliques les plus promptes, les moins préparées, le style est vif, pur, bien coupé. On sent que lord Palmerston doit être très-compté dans son parti. Cependant il est aussi un grand embarras. Le caractère vif de lord Palmerston, son esprit entreprenant, audacieux, a inspiré plus d'une fois des craintes dont lord Grey a, encore tout récemment, été l'organe. Aux yeux de beaucoup de gens, lord Palmerston passe pour un brouillon querelleur, qui n'aspire qu'à mettre le monde à feu et à sang. Nous savons que ces craintes, ces répugnances, cet effroi, blessent et irritent profondément lord Palmerston. Il assure qu'on se méprend sur ses intentions et qu'il n'a rien de plus à cœur que la durée et l'affermissement de la politique de la paix. On dit que, grâce à une aimable médiatrice, la meilleure intelligence règne entre M. Guizot et le ministre des affaires étrangères du cabinet de lord John Russell. Nous nous en réjouissons; et nous attendons lord Palmerston à l'œuvre.

Un nouveau Pontife a pris possession de la chaire de St-Pierre : c'est le cardinal Jean-Marie, des comtes de Mastaï-Ferretti, né à Sinigaglia, dans les États de l'Église, le 13 mai 1792. Successivement archevêque de Spolette et évêque d'Imola, il avait été réservé cardinal in petto le 23 décembre 1839, et proclamé le 14 décembre 1840. Il était cardinal de l'ordre des prêtres.

Le conclave du Sacré-Collége n'a duré que deux jours. Commencé le 14 juin, il a été terminé le 16. Le conclave a fait preuve d'une véritable sagesse, soit dans la rapidité de l'élection, soit dans le choix de l'élu.

Le nouveau Pape a toutes les conditions essentielles qu'il faut pour gouverner une situation difficile. Doué d'un esprit conciliateur et modéré, il portera au Vatican les vertus et la piété qui distinguaient si éminemment son illustre prédécesseur, le vieux camaldule, que le Sacré-Collége, au grand étonnement du monde, était allé chercher en 1831 dans la solitude de ses études et de son cloître, pour le porter au trône vacant par la mort de Pie VIII. Aussi la nomination du nouveau Pape a-t-elle été partout bien accueillie.

Le cardinal Mastaï-Ferretti, en montant sur le trône de St-Pierre, prend le titre de Pie IX. Il n'est âgé que de cinquante-quatre ans. C'est un des Papes les plus jeunes qui aient jamais été nommés. Cette circonstance doit être regardée comme d'un bon augure. On a remarqué que, dans la série des Papes, pour qu'un d'entre eux se soit montré supérieur aux autres, presque toujours le principal motif, c'est qu'il a été longtemps sur le trône. Quelques-uns parmi eux triomphent, en quelque sorte, de l'étroit espace dans lequel la Providence a resserré la durée de leur action. Ainsi on ne peut se résoudre à croire, quand on lit l'histoire de l'Europe au XVIe siècle, que Sixte-Quint n'ait été sur le trône que pendant cinq ans; mais, sauf les exceptions de cette nature, les pontificats les plus longs ont presque toujours été les plus illustres.

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