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Goethe a senti d'amour, d'ironie amère, de douleur, il l'a mis dans son Faust. C'est bien là son œuvre.

Goethe ne pouvait abandonner l'idée de Faust. Qu'on se figure l'incertitude étrange et le sentiment de regret qui dut s'emparer de lui, lorsqu'après avoir terminé les premiers fragments de Faust à vingt-trois ans, il se vit tout à coup au moment d'en avoir fini avec le sujet de son affection. Vivre sans Faust, c'était vivre dans le désœuvrement et l'ennui. Que faire? Renouer cette idée à quelque composition immense et telle qu'il lui faudrait sa vie entière pour l'exécuter? Mais Faust est mort. Qu'importe? Sa destinée est loin d'être accomplie. D'ailleurs, en pareille occasion, Goethe serait homme à duper le diable; laissez-le faire, et vous verrez qu'il trouvera dans ce pacte quelque point litigieux, quelque clause douteuse, qu'il ne manquera pas d'interpréter à son gré, de manière à ressaisir sa créature tombée au pouvoir de la mort et de

l'enfer.

En ce qui est de la grandeur du style et de l'abondance des idées, la seconde partie de Faust me paraît l'emporter sur la première. Là Gœthe règne seul, et dirige selon ses volontés le sujet de sa fantaisie; selon qu'il lui convient, il monte dans les étoiles, visite Pharsale, ou plonge au sein de l'Océan, toujours calme, toujours impassible. Le style, constamment grave et solennel, a dépouillé les formules bourgeoises que les exigences de la vérité dramatique commandaient dans la première partie. L'observation des phénomènes de la nature et de la vie humaine remplace la chaleureuse effusion du cœur. Seulement, le rôle de l'homme est trop effacé; cette fois Gothe a poussé à l'extrême les principes de sa poétique, et les effets qu'il s'est proposé de produire. Les idées et les éléments ont, pour ainsi parler, sculs la parole, et l'homme se trouve réduit à une sorte de passivité fatale qui finit par peser sur l'âme du lecteur comme un poids douloureux. C'est pourquoi la seconde partie de Faust a, dans plusieurs endroits, quelque chose d'aride et de triste. On pourrait alors la comparer au Sahara, où le voyageur, après s'être arrêté dans de délicieuses oasis, auprès des sources vives et sous les frais palmiers, s'engage dans la plaine sablonneuse et vide, dans l'immensité stérile et nue.

On peut aussi reprocher à l'auteur de trop abonder en proverbes, comme aussi en allusions, ingénieuses et fiues, il est vrai, mais d'où l'obscurité résulte. Ajoutons enfin que Goethe est sceptique et panthéiste dans Faust comme dans la plupart de ses autres œuvres. Il avait, de bonne heure, étudié Spinoza, il avait lu et relu l'article que Bayle a consacré au philosophe hollandais, et les impressions qu'il reçut de ces lectures et de ces études ne s'effacèrent plus et se manifestèrent dans presque tous ses écrits. Goethe avait, du reste, une aversion instinctive pour les formules philosophiques. On croira facilement que l'auteur de Faust avait pénétré le fond des principaux systèmes que, durant sa longue carrière, il avait vu se succéder et se combattre, mais il n'en voulut adopter aucun. Dans les conversations de sa vieillesse, Goethe louait Schubart de s'être toujours tenu en dehors de la philosophie proprement dite. Il sera toujours meilleur, disait-il, pour l'art, pour la science, d'opérer au moyen des forces libres de l'homme, indépendamment de tout système, et, ajoutait-il, c'est ce que j'ai fait.

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Goethe a souvent écrit qu'il se sentait attiré vers la nature par une irrésistible puissance. Non seulement il se jeta dans son sein avec l'enthousiasme d'un poëte, mais il voulut se rendre compte de ses lois avec la scrupuleuse exigence de l'observateur le plus attentif. Il étonna les hommes spéciaux par ses essais d'anatomie comparée, et cependant il ne les considérait que comme des travaux préparatoires qu'il fut contraint d'interrompre, et qu'à son grand regret il ne put jamais reprendre. En effet, comme il l'a dit lui-même, ses plans dramatiques, ses compositions, telles qu'Hermann et Dorothée, le poëme d'Achileis, la traduction de Benvenuto Cellini, le projet de retourner en Italie, et enfin un voyage en Suisse l'éloignèrent de ces travaux; la poussière s'accumula sur les papiers, et la moississure envahit les préparations anatomiques. La botanique n'occupa que quelques années de la vie de Goethe; néanmoins ce court espace lui suffit pour écrire la Métamorphose des Plantes. C'était, comme l'indiquait plus tard M. Alexandre de Humboldt (1) un dessin allégorique, c'était la poésie soulevant le voile de la nature. A Carlsbad, à Marienbad, Goethe fit des observations géologiques dont les voyageurs qui visitent la Bohême connaissent tout le prix. Enfin, dans une Théorie des Couleurs, il ne craignit pas de combattre les idées de Newton, et sur ce sujet, qui avait pour lui un attrait particulier, il exposa, avec une lucidité merveilleuse, les opinions des philosophes anciens et modernes.

Un matin, son œuvre étant consommée, il était assis dans son cabinet d'étude. L'hiver s'éloignait de la terre, les fleurs du jardin se tenaient collées à la vitre, et leurs tiges, pleines de rosée, dessinaient ça et là, sous le vent, de merveilleux hiéroglyphes. Goethe, réjoui, se levait pour aller ouvrir à ce printemps de la jeunesse et de la vie, lorsque tout à coup il retomba immobile dans son fauteuil. L'octogénaire, en se levant, avait rencontré le bras de la mort, il comprit ce que cela voulait dire. Sa main s'efforça de tracer quelques lignes dans le vide; puis, après avoir murmuré ces mots : Qu'il entre plus de lumière (dass mehr Licht hereinkomme), il s'arrangea plus commodément dans un coin de son fauteuil, et rendit l'âme.

Goethe avait le front large et voûté, des sourcils hardiment accusés, un nez aquilin, la lèvre un peu pincée en partie par l'âge, en partie par l'habitude du silence. Autour de sa bouche, l'égoïsme avait creusé ses sillons. Il avait la poitrine large, le reste du corps proportionné, le pied petit. Chacun de ses mouvements se dirigeait du centre à la circonférence; il parlait lentement, à pleine voix, et même dans le transport de la colère, avec calme. Seulement, lorsqu'en se promenant il dissertait avec lui-même, ce qui lui arrivait souvent, les paroles sortaient plus rapides de sa bouche, mais toujours nettes, toujours

(1) Alexandre de Humboldt avait dédié à Goethe ses Idées pour servir à la Géographie des Plantes. Ravi des points de vue nouveaux qui s'offrent à lui de tous côtés, il ne se donne pas le temps d'attendre la carte que l'auteur promet pour appendice à son livre, et, d'après de simples indications, compose en un moment un paysage symbolique qu'il envoie en

retour à son ami.

intelligibles. Quant à son œil, il est fort difficile de l'indiquer: son œil n'avait ni l'égarement prophétique du portrait de Stieler, ni la rêverie mélancolique du dessin de Vogel; large, mais sans excès, bien ouvert, un peu terne, il se distinguait moins par la pénétration instantanée du regard que par une faculté singulière qu'il avait de fixer les objets longtemps et de se les soumettre. Le sculpteur David semble avoir mieux réussi à le rendre, probablement parce que les traits de Goethe conviennent mieux à la statuaire qu'à la peinture.

P. B.

LES PETITS ORPHELINS.

Auprès d'une roche isolée,
Lorsque déjà tombait le soir,
L'un calme, l'autre désolée,

Deux orphelins vinrent s'asseoir.

Le Frère.

C'est qu'il est loin notre village!
Vois-tu l'église? Que j'ai faim!
Comme je suis las du voyage!

Petite sœur, du pain, du pain!

La Sœur.

Tiens, tiens, voilà, tu peux tout prendre, Je n'ai pas encore faim, moi!

Jusqu'à demain je puis attendre,

Car j'ai quatre ans de plus que toi.

Le Frère.

Mais, petite sœur, je t'en prie,
Apprends-moi pour quelle raison,
Quand dort notre maman chérie,
Nous courons loin de la maison?

La Sœur.

C'est que notre mère si bonne

Dort pour ne point se réveiller, Et que nous n'avons plus personne, Qui pour nous puisse travailler.

Le Frère.

Pas se réveiller!

La Sœur.

Sous la terre,

Maman dormira désormais...

Tu sais... dans l'enclos solitaire...

Le Frère.

Ne la verrai-je plus jamais?

La Sœur.

Maman, aux lois de Dieu fidèle, ·

Aux chants des saints mêle ses chants; Et nous aurons place auprès d'elle, Si nous ne sommes pas méchants.

Le Frère.

Petite sœur, je serai sage;

Tu verras, je te le promets...

Mes yeux déjà, comme d'usage,
Me piquent!... Dis, si je dormais?

La Sœur.

Oui, comme à toi la nuit m'apporte
Du sommeil... Oui, jusqu'à demain

Reposons, puis de porte en porte
Nous irons tendre notre main.

Et lorsque reparut l'aurore,

Les champs de givre étaient rayés:

Les orphelins dormaient encore...

Ils ne se sont pas éveillés!

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