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ôter les chaines. La tumeur empira de plus en plus, et devint chaque jour plus douloureuse. Le malade ne pouvait trouver de repos nulle part. Dans cette déplorable situation, il composait encore des vers, il chantait, il dissertait; ce qu'il eut à souffrir pendant neuf longs mois ne peut se décrire. On finit par accorder une consultation. Le médecin en chef arriva, approuva tout ce qu'on avait fait, et se retira sans donner son avis sur la gravité du mal et sur ce qui restait à faire.

Un moment après vint le sous-intendant, qui dit à Maroncelli : Le médecin en chef n'a pas voulu prendre sur lui de s'expliquer ici en votre présence. Il craignait que vous n'eussiez pas la force de vous entendre annoncer une dure nécessité. Je lui ai dit que le courage ne vous manquait pas.

-J'espère, dit Maroncelli, en avoir donné quelque preuve en souffrant ces tourments sans me plaindre. Me proposerait-on par hasard....

— Oui, Monsieur, l'amputation. Seulement le médecin, vous trouvant le corps si épuisé, hésite à la conseiller. Dans l'état de faiblesse où vous êtes, vous sentezvous la force de supporter l'amputation? Voulez-vous vous exposer au danger?... - De mourir? et ne mourrai-je pas tout aussi vite, si l'on ne met un terme à ces souffrances?

- Je ferai donc sur-le-champ à Vienne un rapport de tout ceci, et aussitôt la permission venue de vous amputer........

— Quoi! il faut une permission?

Oui, Monsieur.

A huit jours de là arriva la permission attendue.

Le malade fut porté dans une chambre plus grande. Il demanda que Silvio le suivit.

- Je pourrais expirer pendant l'opération, lui dit-il; que j'expire du moins entre les bras d'un ami.

L'abbé Wrba vint administrer les sacrements à l'infortuné. Cet acte de religion accompli, on attendit les chirurgiens qui n'arrivaient pas. Maroncelli se mit encore à chanter un hymne improvisé, dont voici la traduction :

« Douces brises qui passez sur l'Italie, vous ne soufflez jamais sur le pauvre prisonnier!

» Combien de fois j'ai invoqué le retour d'avril et de mai! Avril et mai sont venus..., mais sans apporter la vie au pauvre prisonnier !

» Sous le ciel de la Moravie, la belle nature languit et ne peut renouveler le sang du pauvre prisonnier!

» Que j'ai souffert de tourments! qu'il m'en reste encore à souffrir, avant qu'une douce aurore délivre le pauvre prisonnier!

» Qu'elle se lève! Et que, libre enfin, je sente ma mère, mon frère et mes sœurs guérir, avec leur amour, les blessures du prisonnier !

» Hélas, j'ai vu tant de fois mes espérances se changer en deuil, que l'espérance ne sourit plus au pauvre prisonnier! »

Les chirurgiens arrivèrent enfin. Le malade fut assis sur le bord du lit, les jambes en bas. Silvio le tenait entre ses bras. Au-dessus du genou, à l'endroit où la cuisse commençait à être saine, on forma une ligature pour marquer le cercle que devait suivre l'instrument. Le chirurgien tailla tout autour à la pro

fondeur d'un doigt; puis il tira en arrière la chair ainsi découpée, et continua à opérer sur les muscles à nu. Le sang coulait à torrent des artères; mais elles furent bientôt liées avec un fil de soie. Enfin on scia l'os.

Les chirurgiens avaient cru que l'infirmerie du Spielberg serait pourvue de tout ce qu'il fallait, à l'exception des instruments qu'ils avaient apportés. Mais l'amputation finie, ils s'aperçurent qu'il leur manquait diverses choses indispensables de la toile gommée, de la glace, des bandelettes, etc.

Le malheureux mutilé dut attendre pendant deux heures que tout cela fût venu de la ville. Enfin, il put s'étendre sur le lit, et la glace fut posée sur le moignon. Maroncelli n'avait pas poussé un cri. Quand il vit emporter sa jambe coupée, il lui jeta un regard de compassion; puis se tournant vers le chirurgien qui l'avait opéré, il lui dit :

Vous m'avez délivré d'un ennemi, et je n'ai aucun moyen de reconnaître ce service.

Il y avait sur la fenêtre une rose dans un verre. Je te prie de m'apporter cette rose, dit-il à Silvio. Il la lui porta. Maroncelli l'offrit au chirurgien, en lui disant : - Je n'ai pas autre chose à vous offrir pour vous témoigner ma reconnaissance.

Celui-ci prit la rose et pleura.

Cet épisode des tortures du Spielberg ne donne-t-il pas une idée suffisante de l'âme du prisonnier? Quant à moi qui ai eu le bonheur d'avoir avec Maroncelli des rapports d'amitié, pendant son séjour à Paris, ce n'est jamais sans une profonde émotion que je l'ai vu se servant de ses béquilles. L'histoire de cette rose me revenait soudain à l'esprit.

Le 1er août 1830, le directeur de la police, en remettant à Maroncelli une lettre de son frère, lui annonça que l'Empereur avait signé sa grâce et qu'il était libre. Après avoir pris congé de Silvio, il fut reconduit jusqu'aux frontières de la Romagne.

Peu après sa sortie du Spielberg, Maroncelli vint séjourner à Paris. C'est là que j'eus souvent l'occasion d'apprécier les qualités de cette âme à la fois si douce et si énergique; et maintenant que l'Océan sépare nos corps sans désunir nos cœurs, je me plais à retrouver ces qualités dans chaque lettre de l'exilé. Je puis dire avec Silvio : « J'ai connu beaucoup d'hommes distingués, mais aucun qui portât dans ses rapports avec les hommes plus d'aménité que Maroncelli, aucun qui fût mieux instruit de tous les égards de la politesse, aucun qui sût mieux se défendre des accès d'une humeur sauvage, et se souvenir plus constamment que la vertu se compose de l'exercice continuel de la tolérance, de la générosité et du jugement. »

Une grande consolation était réservée à Maroncelli. Une jeune fille, belle, douce et pure, comprit ce qu'il y avait de grand dans cette âme si fortement éprouvée. Enthousiaste de tout ce qui est noble et généreux, elle s'unit à Maroncelli par le lien sacré du mariage, et résolut de consacrer sa jeunesse et sa vie au soulagement de cette grande infortune. Grâce à elle, Maroncelli a pu oublier le passé; grâce à elle, grâce surtout aux doux et mélodieux accents de sa voix, les ressentiments de l'homme se sont évanouis pour faire place à la résignation et à la charité du chrétien.

E. DE C.

ÉTUDES SUR L'ANGLETERRE.

I.

LONDRES.

La métropole de l'Angleterre apparaît d'abord à l'étranger comme quelque chose de vague, de confus, dont on ne peut se rendre compte; une espèce d'enveloppe de brouillard d'une vaste étendue, à travers laquelle on croit distinguer des objets de forme conique; puis une masse imposante, qui domine l'ensemble de ce tableau vaporeux, fixe son attention. C'est Londres avec son ciel sombre et enfumé, ses nombreux clochers et sa majestueuse église de Saint-Paul. Point de ces longues avenues, luxe imposant des abords des grandes villes du continent point de ces voies somptueuses qui y conduisent. Pour indices d'une riche capitale, de jolies maisons, séparées les unes des autres par des jardins qui vont toujours en diminuant d'étendue à mesure que l'on approche, et disparaissent enfin pour faire place à des habitations contigues qui forment des faubourgs; des routes de largeur inégale, de directions contournées, mais bordées de trottoirs commodes, admirables d'entretien, et couvertes d'innombrables voitures, de toute forme, de tout usage, circulant avec une inquiétante rapidité. On est enfin dans Londres.

Là, nouveaux sujets d'étonnement. Ce sont de larges rues ornées de trottoirs pavés en dalles, et séparés par des grilles en fer de maisons en briques, à deux étages, sans style, sans symétrie, sans rien de ce qui ressemble à de l'architecture. Par compensation à ce que l'art laisse à désirer, des places dont le centre est occupé par des jardins plantés de beaux arbres et embellis par des statues, des fleurs et des gazons; des ponts multipliés, dont deux surtout peuvent rivaliser avec les plus magnifiques ouvrages de ce genre; des bassins

où, sans confusion, sont rangés des milliers de vaisseaux, et les richesses qu'ils transportent; des églises avec des portiques en colonnes, et des clochers remarquables par leur bizarrerie ou la hardiesse de leur élévation, lorsqu'ils ne le sont point par leur élégance; et tout cela animé par le mouvement d'une population innombrable, active et affairée.

Le soir, le spectacle change. Lorsque la scène, dégagée de la cohue des acteurs, est éclairée par ces cordons de réverbères à gaz, disposés sur les deux côtés des rues, et qui permettent d'en suivre l'étonnant développement, tout en laissant dans l'ombre les noires façades des maisons qui les bordent, on se croirait au milieu des vastes avenues d'un palais illuminé à l'occasion de quelque grand événement (1).

Londres n'a d'imposant, dans ses quartiers neufs, que l'étendue et la belle proportion des rues; dans la cité, que l'immensité de la population et le cachet de vie que lui imprime son commerce. A l'exception des églises, dont en général le style, soit grec, soit gothique, est assez pur, peu d'édifices fixent l'attention de l'étranger; mais un grand nombre peuvent cependant faire une sorte de surprise à son admiration, par la profusion ou la singularité de leurs ornements, surtout par l'heureux choix de leur emplacement. C'est en grande partie à cette dernière cause, que favorise l'irrégularité des alignements, que l'on doit attribuer l'effet produit par les maisons de Pall-Mall, de Regents-street, de Regents-Park, etc. Au premier aspect, on se croirait dans les rues d'une ville grecque ou romaine, tant on a mis d'affectation à reproduire l'architecture antique. Mais, au plus simple examen, de nombreuses imperfections révèlent les fautes choquantes d'une imitation faite sans goût, sans raisonnement et au mépris des règles les plus communes de l'art.

Il y a cependant quelques exceptions: nous citerons entr'autres SommersetHouse, New-Post Office, New-Gate, Mansion-House, la Banque, et, dans un ordre moins élevé, quelques maisons consacrées à des clubs. Trois théâtres, l'Opéra, Covent-Garden et Drury-Lane, se recommandent par leurs vastes proportions plus que par leur architecture. Le Colosseum est un véritable monument; on dirait d'un édifice transporté des bords du Tibre sur ceux de la Tamise. Waterloo et London-Bridge sont deux des plus beaux et des plus vastes monumens d'architecture hydraulique dont un pays puisse s'enorgueillir. La construction du Tunnel a mis Londres en possession de ce que, dans ce genre, l'art a produit de plus surprenant.

Les vastes bassins, connus sous le nom de docks, où sont classés par ordre de destination, les vaisseaux qui font le commerce de l'univers, et leurs chargements, prouvent ce que l'on peut attendre de la combinaison des efforts du génie et de la richesse. Rien n'est plus propre à donner l'idée du point élevé où est parvenue la fortune commerciale de l'Angleterre.

Plusieurs places et squares sont décorés de statues en bronze d'un faible effet, et dont il serait d'ailleurs difficile d'apprécier le mérite à travers la couche épaisse de couleur noire et la complète oblitération des détails, produites par la fumée qui gâte tout à Londres. On peut dire cependant qu'elles ne sauraient

(1) La Grande-Bretagne, par le baron d'Haussez.

établir une opinion favorable au talent des sculpteurs anglais. Saint-Paul et Westminster renferment plusieurs morceaux d'une exécution plus satisfaisante; mais il en est peu qui se classent parmi les chefs-d'œuvre de l'art.

L'aspect de la Tamise réclame à son tour les regards de l'observateur. C'est une ville qui a ses rues, ses alignements, ses quartiers, ses hôpitaux, ses églises, sa population, ses mœurs, ses lois. Rien que la vue peut en donner une idée 'exacte. Mais cette vue, d'où se la procurer? Le commerce s'est emparé des rives du fleuve; il a même empiété sur son lit pour y construire des établissements, se réservant à peine des voies étroites et tortueuses pour transporter les objets qu'il y dépose. Ce n'est qu'à travers les balustrades formant les parapets des ponts, ou sur les barques vacillantes sillonnant la rivière, que l'on peut saisir l'ensemble d'une perspective qui tient l'admiration dans un continuel exercice.

Le nom de Londres appartenait d'abord exclusivement à la Cité, ville bâtie sur la rive gauche de la Tamise, près de son embouchure, et à l'endroit extrême où la rivière est navigable pour les grands vaisseaux; son droit d'action et ses priviléges s'étendaient sur une étroite banlieue qui entourait ses murs, et sur le faubourg de South-Wark, d'abord peu important, et devenu depuis, grâce surtout à la franchise dont y jouissaient les industries, une grande ville par lui-même, sur la rive opposée du fleuve. Une autre ville, portant le nom de Westminster, s'élevait près de la Tamise, du même côté et au-dessus de la Cité, et étendait sa juridiction jusque sur la paroisse de St-Martin-desChamps, qui était sur la route de l'une à l'autre cité. Petit à petit, des habitations se sont élevées sur cette route et le long de la rivière, les deux villes se sont ainsi confondues; les constructions, gagnant du côté du Nord, ont fini par réunir un grand nombre de villages des environs dans une seule agglomération, et l'ensemble de toutes ces paroisses, reliées ainsi par le seul fait de constructions non interrompues de maisons, a formé la métropole anglaise. Le mouvement d'accroissement continue d'année en année, et, comme il n'y a point de murailles qui déterminent l'enceinte, on est dans l'incertitude sur l'endroit où cesse la ville pour commencer la campagne. La statistique de Rickman avait adopté une délimitation qui a été fort augmentée par le bureau du registre général de la mortalité; et, enfin M. Joseph Fletcher, secrétaire de la Société de Statistique, en publiant les résultats du dernier recensement, en a proposé une autre plus étendue encore; il a pris pour guide l'étendue de la juridiction de la police métropolitaine.

Voici, d'après lui, la marche de la population de Londres, pendant deux périodes de vingt années chacune.

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