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ment à celle-ci de contracter. Le cas d'une dissolution peut être prévu, mais il ne saurait d'avance être absolument décidé, parce que ni le Roi, ni ses ministres ne peuvent répondre qu'aucun événement inattendu ne viendra changer la situation. Quel que soit, au surplus, l'état des choses, c'est au Roi et au Roi seul qu'il appartient de l'apprécier, de juger entre la représentation nationale et son ministère, qui n'est pas habile à prononcer dans sa propre cause, et de prendre les mesures exigées par le bien public. Le rôle que le programme du 22 mars assignait à la Royauté se réduisait à rendre exécutoires les volontés ministérielles indépendamment de la haute intervention du chef de l'État. C'était déplacer virtuellement le pouvoir suprême, ou plutôt, c'était l'annuler au profit des ministres, dominant les Chambres par la menace de la dissolution; les fonctionnaires par la faculté illimitée de destitution, et la Royauté par les engagements contractés.

M. Rogier, homme d'ordre et de Gouvernement, n'a sans doute pas senti ces conséquences, et les efforts qu'il a faits par atténuer l'exagération de ses demandes, prouvent que les rayons de la vérité pénètrent encore jusqu'à lui. Malheureusement, il comprend mal les intérêts d'une ambition d'ailleurs légitime, et il oublie qu'il doit lui importer moins de ressaisir un portefeuille et de s'y cramponner, que de le reprendre en véritable homme d'État. Si au lieu de chercher dans un parti une force empruntée et des vengeurs qui pourraient bien lui réserver le sort du coursier de la fable, M. Rogier reprenait un rôle qui fût le sien, il arriverait plus sûrement au pouvoir et s'y maintiendrait par l'effet de la confiance universelle. Il ne devrait se prémunir ni contre les Chambres ni contre la Royauté.

Pour nous et pour la masse des citoyens, il est fort indifférent qu'un homme soit plutôt ministre qu'un autre. Ce qui nous importe, c'est que les principes constitutionnels et d'ordre public demeurent saufs; que tous, sans acception d'opinions, trouvent justice et liberté, et que les intérêts publics prennent, enfin, dans les débats législatifs, la place trop longtemps usurpée par ces misérables questions d'intérêts personnels.

D. 0.

SIMON STEVIN.

Dans le dernier siècle, les savants étaient encore, pour le plus grand nombre, des hommes à part qu'on regardait avec cette espèce de curiosité qui s'attache aux habitants d'une terre lointaine. Quelques-uns de ces hommes de génie surent, il est vrai, appeler à eux les gens du monde par l'attrait de leur style, par le charme et la clarté de leur exposition; mais si quelque marquise a feuilleté les Mondes de Fontenelle, si les esprits forts du dernier siècle ont répété les phrases scientifiques de Voltaire, si les magnifiques pages de Buffon ont trouvé partout des admirateurs, ce n'était guère qu'une affaire de mode. La science proprement dite restait lettre close pour quiconque n'était pas savant de profession. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Le caractère constant des sciences est de les rendre de plus en plus simples à mesure qu'elles se généralisent; chacune des pages de leur histoire atteste ce fait. La simplicité est inséparable de la perfection. L'étude des sciences qui en sont encore à leur début est une profession; elle demande chez ceux qui l'embrassent une capacité particulière, elle exige le sacrifice de tout leur temps, elle a besoin d'hommes spéciaux qui s'en occupent exclusivement. Pendant toute cette période elle reste inintelligible, inutile, absolument étrangère aux masses. Cette période, quelque longue qu'elle soit, a un terme; vient ensuite le moment où de la recherche des faits particuliers on passe à la recherche de leurs rapports. Les sciences arrivent alors à la possession d'une foule de larges et brillantes généralisations qui, loin de n'intéresser que les savants spéciaux, vont, au contraire, parce que déjà elles touchent à une multitude de questions sociales, exciter, pour ne plus la laisser en repos, l'attention de toutes les classes. Pendant cette nouvelle période, le langage scientifique est simplifié : il emploie un moins grand nombre de termes étrangers à la langue vulgaire. Dès-lors la science se sent à l'étroit dans les arcanes où elle a vécu si longtemps ignorée: elle a besoin, pour vivre, du grand air, de la lumière du jour; elle ne craint plus l'examen;

elle n'hésite pas à se révéler à tous; des hommes éminents ne dédaignent pas de s'adresser à la foule; enfin, la vulgarisation des sciences est hautement proclamée comme une nécessité, comme un droit et un devoir. Cette époque est la nôtre. Dans l'admirable développement qu'elle a pris depuis le commencement du siècle, la science s'est montrée entourée de résultats si inattendus, si brillants, qu'elle a dû attirer sur elle les regards de tout homme sérieux. Ses applications, d'une importance si incontestable, lui ont rattaché les esprits positifs. S'adressant ainsi à la fois à l'intelligence et aux intérêts matériels, elle a pénétré, elle pénètre tous les jours davantage au cœur même de la société. L'industrie, l'agriculture, le commerce, tout ce qui fait la vie et la force des États relèvera bientôt de cette noble suzeraine. La littérature elle-même lui paie déjà son tribut. Le touriste emprunte à la zoologie, à la botanique, à la géologie, le nom des animaux, des plantes, des rochers qu'il décrit. Le roman intime ne saurait guère se passer d'une légère teinte physiologique. La physique, la chimie, ont fourni le sujet de plus d'un chapitre à nos écrivains de feuilletons, et pas un romancier n'oserait aujourd'hui décrire les splendeurs d'une belle nuit sans demander à l'astronomie le nom précis de quelques-unes des constellations qui étincellent sur nos têtes.

Lorsque les sciences sont parvenues à cette vulgarisation, dont nous parlions tout à l'heure, on se plaît naturellement à rendre hommage aux hommes patients et laborieux qui ont cultivé ces sciences alors que rien encore ne révélait leur existence au-dehors.

On sait combien Cicéron se glorifie, dans les Tusculanes, d'avoir retrouvé, devant les Syracusains étonnés, le tombeau d'Archimède, de cet homme incomparable dont le génie sut aider également au progrès des sciences et à la défense de sa patrie. En peu d'années, cette gloire si pure, ce patriotisme si dévoué, étaient tombés dans l'oubli. Depuis lors, le nom d'Archimède a retenti partout, sa mémoire a été vengée d'un injuste dédain, et, si le grand orateur romain revenait au monde, il ne pourrait plus appeler un homme assez obscur l'immortel défenseur de Syracuse.

Ce que Cicéron fit pour Archimède, plusieurs savants belges ont voulu le faire pour Simon Stevin. Ils ont senti que, dans un pays où les noms des grands hommes de l'antiquité sont dans toutes les bouches, on ne devait pas laisser aux spécialités seules le soin de rendre honneur à la mémoire d'un des plus grands esprits que la Belgique ait enfantés. Leur enthousiasme s'est bientôt communiqué au pays tout entier, et Bruges, sa ville natale, a décidé qu'un monument national serait élevé à la mémoire d'un homme qui honore la Belgique et dont cependant le nom n'est pas encore assez connu.

Nous n'avons ni l'intention d'écrire une biographie de Simon Stevin, ni la prétention de faire une critique de ses ouvrages. Il est difficile de déterminer sûrement le degré de mérite du savant Brugeois. Les sciences exactes s'agrandissent, se perfectionnent sans cesse, et le progrès des mathématiques a été si rapide, que nous ne pouvons plus apprécier, comme elles mériteraient de l'être, ces sublimes conceptions auxquelles ne se rattache plus qu'un intérêt historique. Les plus beaux théorèmes d'Archimède s'exposent aujourd'hui dans des cours élémentaires, et un licencié ès-sciences est tenu d'en savoir plus sur

l'analyse infinitésimale que n'en surent jamais Leibnitz et Newton. Les nouvelles méthodes ont produit des résultats bien extraordinaires; elles ont pu, en quelque sorte, se substituer au génie et y suppléer.

La vie de Stevin est à peine connue. Selon M. Goethals et la plupart de ses biographes, il naquit à Bruges vers 1548. Après avoir été quelque temps teneur de livres et caissier chez un négociant d'Anvers, il aurait obtenu un emploi dans l'administration des finances. Les troubles politiques le forcèrent de s'expatrier pour quelque temps. Plus tard on lui confia la direction des travaux hydrauliques. Maurice de Nassau n'avait pas tardé à distinguer Stevin. Il l'appela auprès de lui, et les États le nommèrent quartier-maître-général. Il est à présumer, dit M. Goethals, que ce titre ne lui fut conféré que pour le placer auprès du prince, qui aimait l'étude des mathématiques. Stevin devint bientôt l'homme de confiance et l'ami de Maurice, et mourut en 1620, probabablement à La Haye, où était la résidence de son protecteur. Il laissa une veuve et deux fils, dont l'un, nommé Henri, nous a laissé quelques ouvrages de mathématiques et de philosophie.

Stevin fut à la fois philosophe, économiste, politique, mathématicien et savant distingué. Il honora son siècle par des travaux et des découvertes importantes dans les sciences mathématiques et dans l'art de l'ingénieur. Il enrichit l'hydrostatique de ses recherches et rendit de grands services à la navigation. C'est à lui qu'on doit de connaître les lois de la pression des liquides sur les parois des vases, découverte qui amena bientôt celle de la construction des écluses maritimes, et fit faire à l'architecture hydraulique un progrès si utile de nos jours.

Son plus beau titre, et celui qui vaut à sa mémoire l'honneur de l'érection d'une statue, c'est la découverte du calcul décimal. Nous le savons, quelques écrivains lui contestent cette découverte, mais les témoignages des historiens les plus estimables sont si positifs à cet égard, que le doute est à peine permis. Il fut l'inventeur d'un chariot à voiles, dont on s'est quelquefois servi en Hollande avec un succès merveilleux; à en juger par les assertions des chroniques, les résultats obtenus aujourd'hui par la vapeur seraient fort peu remarquables comparés à ceux dus au chariot à voiles de Simon Stevin; mais nous faisons la part de l'enthousiasme que dut nécessairement exciter au XVIe siècle un moyen de locomotion sortant du cercle où l'on se traînait. Ce chariot, qui ne pouvait toutefois servir que sur des chemins unis et directs, a été pendant assez longtemps conservé à Scheveningue.

Stevin écrivit aussi sur les finances. Vers la fin du XVIe siècle il appela l'attention de Sully sur la manière de tenir les livres de la comptabilité publique. Il parait qu'il est le premier écrivain qui ait suggéré l'idée d'appliquer le système des parties doubles aux finances des États. Son système, quoique dédié à Sully, fut particulièrement composé pour l'usage du prince Maurice d'Orange, qui en a appliqué les principes aux comptes publics de Hollande avec les plus heureux résultats. L'ouvrage de Stevin est écrit en flamand, et il a été traduit en latin par Snel. La raison pour laquelle il a dédié son ouvrage au duc de Sully, c'est que les Français s'étaient particulièrement appliqués jusqu'alors à trouver les meilleurs moyens de tenir les comptes publics. L'ouvrage déve

loppe les véritables principes de la méthode italienne, et contient déjà certaines applications de ce qui se pratique en ce moment dans l'administration financière de France. L'auteur propose, par exemple, que chaque mois il soit fait des remises aux fonctionnaires supérieurs par les employés inférieurs de l'administration, et qu'il soit particulièrement rendu compte des revenus dus et des revenus payés. (1)

Il fit en mécanique et en statique plusieurs découvertes qui furent depuis fécondées avec le plus grand succès, et qui sont aujourd'hui d'une application usuelle.

Les nombreux ouvrages que ce savant publia furent depuis utilisés par des hommes qui en développèrent les principes et la substance, en firent des applications nouvelles et préparèrent ce grand mouvement que les Newton, les Pascal, les Descartes, les Leibnitz, les Lagrange donnèrent ensuite à la science. Les traités de Stevin contiennent le germe de tout ce que ces grands hommes ont écrit sur les matières qu'il avait si bien ébauchées, et s'il n'a pas l'honneur de ces applications savantes qui ont illustré ses successeurs, il a au moins le mérite plus modeste, mais aussi utile, de la création, et cela suffit pour le placer au rang des hommes de génie qui font la gloire de son siècle et de son pays.

Voici les titres des ouvrages de Stevin :

1o Tafelen van Interest, mitsgaders de constructie derselver, ghecalculeert, elc. Anvers, Plantin, 1582, in-8°.

2o Problematum geometricorum in gratiam D. Maximiliani, domini a Cruningen, etc., editorum libri V. Anvers, apud Joannem Bellerum, 1583, in-4o.

5o Dialectike of Bewyskonst. Leerende allen saecken recht ende constelick oirdeelen; oock openende den wech tot de alderdiepste verborgentheden der natuere. Beschreven in 't nederduytsch, etc. Leyde, 1585, in-8°; Rotterdam, 1621, in-8°. 4° Beginselen der Water-Wechts, ende Weeghconst, en Weegdaet. Leyde, 1586, in-4°.

5o L'arithmétique, contenant les computations des nombres d'arithmétique ou vulgaires: aussi l'Algèbre avec les équations des cinq quantités. Leyde, 1585, in-8°; Anvers, 1586, in-8°.

6o Vita politica, of het Borgerlyk Leven, Leyde, 1590, in-8°.

7° Vorsterlyke Boeckhouding, op de italiaensche maniere in domeynen en financien extraordinaire, etc. Leyde, 1607, in-fol. Traduit en français par l'auteur lui-même et en latin par Snel. Leyde, 1608, in-fol.

8° Wisconstige Gedachtenissen der oeffeningen van Prins Maurits. Leyde, 1608,

(1) On a voulu enlever à Stevin l'honneur de cette innovation importante, et donner au comte Zinzendorf le mérite d'avoir appliqué le premier le système commercial aux comptes publics; mais cet honneur ne lui revient pas. L'origine du système même n'est pas bien connue: un moine italien, Lucius Paciolus, a écrit sur cet objet un ouvrage qui a été imprimé en 1494-95. Il fut connu et commenté en Angleterre dès l'an 1543, par Hugues Oldcastle, maître d'école. Le système des parties doubles fut introduit dans les comptes publics d'Autriche, il y a plus de quarante ans.

(BECKER.)

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