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politiques de beaucoup d'autres, en s'en doutant à peine, et à coup sûr sans s'inquiéter du résultat de ces heurts de l'opinion: « Je fais deux parts de moi-même, a-t-il déclaré quelque part: l'homme ordinaire qui boit, qui mange, qui fait ses affaires, qui évite d'être nuisible et qui tâche d'être utile. Je laisse cet homme à la porte. Qu'il ait des opinions, une conduite, des chapeaux et des gants comme le public, cela regarde le public. L'autre homme, à qui je permets l'accès de la philosophie, ne sait pas que ce public existe. Qu'on puisse tirer de la vérité des effets utiles, il ne l'a jamais soupçonné... Mais vous êtes marié, lui dit Reid. Moi? point du tout. Bon pour l'animal extérieur et que j'ai mis à la porte. Mais, lui dit M. Royer-Collard, vous allez rendre les Français révolutionnaires. — Je n'en sais rien. Est-ce qu'il y a des Français ?...» Comprenez-vous maintenant qu'il est injuste de demander compte à un tel homme de la place que ses convictions lui assignent dans la mêlée des doctrines actuellement en lutte? C'est vous qui lui imposez cette place, ce n'est pas lui qui l'a choisie.

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Une situation d'esprit un peu exceptionnelle

se paye toujours chèrement; nous venons de voir la rançon de celle-ci. Mais elle a aussi ses avantages. Le plus incontestable est l'autorité. L'homme qui possède ce don de l'autorité peut devenir impopulaire, il peut être haï, calomnié. Il n'en garde pas moins ce prestige singulier, presque indéfinissable, qui ajoute un poids considérable à toute parole tombée de sa bouche, à tout écrit échappé de sa plume. Ce qui assure cette sorte de pouvoir au philosophe isolé dans son système, c'est précisément cet isolement et la qualité de certitude qu'il suppose. Nous vivons dans une époque d'effondrement religieux et métaphysique, où toutes les doctrines jonchent le sol. Non seulement nous n'avons plus, comme les gens du xviie siècle, un credo général, régulateur de toutes les consciences et principe de tous les actes; mais nous avons perdu aussi cette force de négation qui fut le credo à rebours du XVIIIe siècle. Toutes les personnes qui, de près ou de loin, se rattachèrent au mouvement de combat dirigé par Voltaire eurent une certitude au moins, à savoir qu'ils combattaient l'erreur. Toute une foi inconsciente était enveloppée dans cette certitude-là. N'était-ce pas croire que la raison

est infaillible puisqu'un signe évident sépare ce qui est raisonnable de ce qui ne l'est point? Telle n'est plus la conviction de notre âge de critique. Nous avons tant multiplié les points de vue, si habilement raffiné les interprétations, si patiemment cherché la genèse, partant la légitimité, de toutes les doctrines, que nous en sommes arrivés à penser qu'une âme de vérité se dissimule dans les hypothèses les plus contradictoires sur la nature de l'homme et celle de l'univers. Et comme, d'autre part, il n'est pas d'hypothèse suprême qui concilie toutes les autres et s'impose à l'intelligence dans son intégrité, une anarchie d'un ordre unique s'est établie parmi tous ceux qui réfléchissent. Un scepticisme sans analogue dans l'histoire des idées en dérive, scepticisme dont M. Renan est chez nous le plus extraordinaire représentant. Ce mal de douter même de son doute entraîne avec lui un cortège d'infirmités que tous connaissent vacillation de la volonté, compromis sophistiques de la conscience, dilettantisme toujours à demi détaché et toujours indifférent, toutes faiblesses qui nous rendent plus enviables encore ceux qui ont fait, eux aussi, le tour de bien des idées et qui n'ont pas

perdu les grandes vertus de jadis: solide énergie du caractère, invincible rigueur dans la discipline intime, sérieuse étreinte de la réalité. Si l'on traçait l'histoire des influences dans notre XIXe siècle français, bien foncièrement et irréparablement désabusé, on serait étonné de trouver que tous les systématiques ont exercé sur cette époque une dictature, même quand ils ne la méritaient pas, comme tel ou tel utopiste sans valeur, à plus forte raison un systématique d'une rare vigueur d'esprit et doublé d'un savant de premier ordre.

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Donc la puissance de M. Taine sur l'opinion, puissance obtenue sans qu'il l'ait désirée jamais, et ses conflits avec les diverses nuances de cette opinion, conflits provoqués sans qu'il s'en soit jamais soucié, s'expliquent également par les effets contradictoires d'une forme d'esprit initiale. Il reste à montrer comment cette forme d'esprit s'est développée dans un milieu très spécial, et quelle a été son œuvre. On verra que ces deux éléments une fois donnés, une certaine conception de l'âme humaine aevait naître et par suite une certaine conception de la politique contemporaine. Ces trois points

successifs font l'objet des trois parties de cette

étude.

II

LE MILIEU

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De ce que le philosophe ne calcule pas le retentissement immédiat de sa doctrine, il ne suit point que cette doctrine soit absolument indépendante du milieu où elle a été formée. Tout système, l'histoire nous le démontre, - se rattache par le plus étroit lien aux autres productions de l'époque dans laquelle il a paru. Faut-il beaucoup de réflexion pour comprendre qu'une même disposition de l'esprit français s'est manifestée par les théories de Descartes, qui séparaient radicalement la pensée et la matière, l'âme humaine et l'animalité, par la poésie de Boileau et de Racine, et par la peinture du Poussin? Un même moment de l'esprit germanique a mis au jour Hegel et Goethe, comme un même moment du génie anglais a produit le théâtre brutal de Wycherley, les grossières satires de Rochester et le violent

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