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I

LA SENSIBILITÉ PHILOSOPHIQUE

J'imagine qu'un lecteur de bonne foi ait terminé l'étude des quelque vingt volumes qui composent l'œuvre actuellement publiée de M. Taine, et qu'il doive résumer son impression par un de ces termes généraux qui classent un esprit, en marquant à la fois sa qualité maîtresse et sa tendance favorite. Ce résumé sera tout d'abord rendu malaisé par la variété des genres où l'écrivain a excellé, mais qu'il a transformés par la force propre de son talent. M. Taine ne saurait être appelé très justement un critique, bien qu'il ait donné des essais de premier ordre, celui sur Balzac par exemple et celui sur Saint-Simon, chefs-d'œuvre d'analyse aiguë et d'exposition lucide. Il suffit de comparer ces pages à celles que Sainte-Beuve a écrites sur les mêmes sujets, pour constater la différence entre les procédés d'anatomie psychologique d'un chercheur qui voit dans la littérature un signe, et la méthode proprement

critique d'un juge au regard duquel la production littéraire est un fait souverainement intéressant par lui-même. Sainte-Beuve abonde en distinctions, volontiers en subtilités, afin de mieux noter jusqu'à la plus fine nuance. Il multiplie les anecdotes afin de multiplier les points de vue. C'est l'individuel et le particulier qui le préoccupe, et, par-dessus cette minutieuse investigation il fait planer un certain Idéal de règle esthétique, grâce auquel il conclut et nous contraint de conclure. M. Taine, au contraire, emploie tout son effort à simplifier. Le personnage qu'il considère n'est pour lui qu'un prétexte à démonstration. Sa grande affaire est d'établir à cet endroit quelque vérité très générale et d'une importance qu'il estime très supérieure.-M. Taine n'est pas davantage un historien, bien qu'il ait signé d'admirables fragments d'histoire. Il n'a pas cédé, en les composant, à cet impérieux besoin de résurrection du passé qui saisit un Michelet au seul contact des papiers jaunis, - papiers anciens dont l'écriture a pâli, papiers muets et que manièrent des doigts aujourd'hui décomposés. Pour M. Taine, un chapitre d'histoire est comme le moelion d'un édifice au sommet

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duquel se dressera une vérité générale encore, exhaussée jusqu'à la pleine lumière de l'évidence. Michelet montrait pour le plaisir de montrer; M. Taine, lui, peut montrer avec un relief aussi puissant, mais c'est pour le plaisir de démontrer.-M. Taine n'est pas davantage un pur artiste, bien que nous ayons de lui ces livres de description colorée où il a noté les souvenirs de ses voyages en Italie, en Angleterre et aux Pyrénées. S'il a parcouru les paysages des montagnes et des plaines, des vastes cités vivantes et des villes mortes, ce n'a pas été, comme Théophile Gautier, pour étonner ses yeux par des aspects nouveaux de l'univers changeant, et invité par la voix qui murmure à notre imagination nostalgique :

Il est au monde, il est des spectacles sublimes,
Des royaumes qu'on voit en gravissant les cimes
De noirs Escurials, mystérieux granits,

t de bleus Océans, visibles infinis...

Il existe une hypothèse formulée par Montesquieu, et développée par Stendhal, sur les relations de l'âme humaine et de son milieu. La vérification de cette hypothèse flottait pour M. Taine dans les lointains horizons, et il est

parti pour nous rapporter un journal de voyage qui, lui aussi, a pour objet l'établissement d'une idée générale. Essais de critique, travaux

d'histoire, livres de fantaisie, tout a servi une passion dominatrice: la philosophie. M. Taine n'a jamais été, ne sera jamais qu'un philosophe. Rarement l'unité d'une œuvre fut plus forte et la spécialité d'une nature plus accusée. Il faut décrire cette nature pour comprendre cette œuvre, comme pour comprendre le génie d'un peintre il faut décrire son œil. L'élément de l'imagination primitive et originale une fois donné, le reste suit nécessairement.

Les traductions diverses, ou élogieuses ou hostiles, qui peuvent être données du mot phi losophe se ramènent à la suivante : un esprit philosophique est celui qui se forme sur les choses des idées d'ensemble, c'est-à-dire des idées qui représentent non plus tel ou tel fait isolé, tel ou tel objet séparé, mais bien des séries entières de faits, des groupes entiers d'objets. Des exemples préciseront cette définition. Quand un poète comme Molière ou comme Shakespeare se propose de peindre une passion, telle que la jalousie, il aperçoit un certain jaloux, Arnolphe ou bien Othello, personnage

vivant et concret qui va et vient parmi des événements délimités, et, ce faisant, il obéit à son organisation d'artiste. Quand un philosophe tout au contraire, comme Spinoza, se propose d'étudier cette même passion, il aperçoit, non plus un cas particulier, mais la loi commune qui gouverne tous les cas, et il exprime cette loi dans une formule capable d'être appliquée à l'aventurier Maure Othello ainsi qu'au bourgeois Parisien Arnolphe : « Figurez-vous qu'un autre s'attache ce que vous aimez avec le même lien d'affection qui vous unissait à cet objet aimé ; vous haïrez cet objet aimé en même temps que vous envierez votre rival... » Et un commentaire suit, théorique, placide et universel comme le développement d'une proposition de géométrie. C'est proprement le travail du philosophe de rechercher des lois de cette sorte, et d'élaborer des formules de cette espèce. A les poursuivre, son imagination entre en branle. Cette formule, en effet, vous paraît morte à vous, qui ne vous remuez point parmi les abstractions comme parmi des êtres. Pour le philosophe, elle est vivante. Il contemple dans ce raccourci l'innombrable file des faits spéciaux que la for

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