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Au cours de ces études sur les manifestations littéraires de la sensibilité contemporaine, j'arrive à parler d'un artiste qui, précisément, lutta, toute son existence durant, contre l'infiltration de la sensibilité personnelle dans la littérature. Depuis les années d'apprentissage, où ses amis, Bouilhet, Du Camp, Le Poitevin, l'écoutaient développer les projets de sa superbe adolescence, jusqu'à la période de travail lucide et à demi découragé, Gustave Flaubert n'a pas varié sur ce point de son esthétique, à savoir: « que toute œuvre est condamnable où l'auteur se laisse deviner... ». Un poète, à ses yeux, n'était véritablement le poète, le créateur, - au sens étymologique et large du mot, —

que s'il demeurait extérieur au drame raconté, s'il montrait ses héros sans rien révéler de luimême. Aussi Flaubert est-il l'homme de lettres de ce siècle qui a le moins souvent écrit la syllabe je à la tête de sa phrase, cette syllabe dont l'égoïsme tyrannique révoltait déjà Pascal: « Le moi est haïssable», dit un fragment célèbre des Pensées. Mais le moraliste ajoute aussitôt « Vous, Mitton, le couvrez, vous ne l'ostez pas pour cela... » Flaubert, de même, a couvert son moi. Il ne l'a pas ôté de son œuvre. Il en est de la pudeur littéraire comme de la pudeur physique. Le vêtement, fût-il de bure comme une robe de nonne, ou de soie molle comme un peignoir du matin, qui dérobe les formes fines et gracieuses d'un corps de femme, les indique encore, et trahit leur souplesse. Le vêtement de phrases qui vêt la sensibilité d'un écrivain a, lui aussi, ses trahisons et ses indications. Dans la préface qu'il a mise aux Dernières Chansons du laborieux Louis Bouilhet, n'est-ce pas Flaubert qui a dit du littérateur que « les accidents du monde lui apparaissent tous transposés comme pour l'emploi d'une illusion à décrire »? Et cette illusion ne varie-t-elle pas avec les têtes qui l'élaborent?

Chacun de nous aperçoit non pas l'univers, mais son univers; non pas la réalité nue, mais, de cette réalité, ce que son tempérament lui permet de s'approprier. Nous ne racontons que notre songe de la vie humaine, et, en un certain sens, tout ouvrage d'imagination est une autobiographie, sinon strictement matérielle, du moins intimement exacte et profondément significative des arrière-fonds de notre nature. Notre pensée est un cachet qui empreint une cire, et ne connaît de cette cire que la forme qu'il lui a d'abord imposée. Flaubert n'a pas échappé à la loi essentielle de notre intelligence. A travers tous ses livres, une même sensibilité se retrouve, très caractérisée et traduisant une aperception tout à fait personnelle des événements qu'elle colore de ses nuances, toujours les mêmes. J'essayerai de signaler celles d'entre ces nuances qui me paraissent plus particulièrement correspondre à des états nouveaux de l'Ame contemporaine; - celles qui font de Gustave Flaubert un chef de file pour quelques jeunes hommes. - Dix mille, ou mille, ou cent, qu'importe? Ne me suis-je pas condamné à l'analyse de l'exception, et, si l'on veut, à la nosographie, lorsque j'ai entrepris la

recherche des singularités psychologiques éparses dans l'œuvre de nos écrivains les plus moderne; je veux dire ceux qui datent, qui marquent une découverte nouvelle dans cette science de goûter la vie amèrement et doucement, à laquelle se réduit peut-être tout l'Art?...

I

DU ROMANTISME

Un peu de réflexion suffit pour reconnaître que l'influence la plus profondément subie par Gustave Flaubert fut celle du romantisme finissant. Alors même que les Souvenirs de M. du Camp ne nous auraient point révélé cette prorondeur d'influence; quand nous n'aurions pas cette lettre à Louis de Cormenin, où l'auteur futur de Madame Bovary salue dans Néron « l'homme culminant du monde ancien », et formule la plus décisive profession de foi romantique, tout eût indiqué cette éducation première, dans la personne, dans les amitiés, dans les enthousiasmes, dans les procédés aussi du grand écrivain. La façon d'aller et de venir de

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