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CLEOPATRE.

Sar quelque brouillerie en la Ville excitée,
Il a voulu lui-même appaiser les débats,
Qu'avec nos Citoyens ont eu quelques foldats:
Et moi, j'ai bien voulu moi-même vous redire
Que vous ne craigniez rien pour vous,

ni votre

Empire; Et que le grand Céfar blâme votre action Avec moins de courroux que de compaffion. Voilà la verfification la plus foible & la plus décharnée. Quel pitoyable vers! Et moi j'ai bien voulu moi-même vous redire. Les deux précédens ne font guéres meilleurs: Pradon auroit verfifié dans ce goût. Sur quelque brouillerie en la Ville excitée

Il a voulu lui-même appaifer les débats., Qui croiroit que le même poëte, qui a fait ces vers, a compofé les magnifiques, qui les fuivent.

Un cœur né pour fervir fait mal comme on commande; Sa puiffance l'accable alors quelle eft trop grande; Et fa main, que le crime, en vain, fait redouter, Laiffe cheoir le fardeau quelle ne peut porter. Quelles idées nobles & grandes! Croiroiton qu'un poëte qui les a rendues auffi bien, puiffe avoir dit très médiocrement, des chofes fort triviales, un inftant auparavant?

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46 La Mort de Pompée Act. IV. Scéne ij.

Un

Un auteur moderne 47, en parlant de cette différence qu'on apperçoit entre Corneille & Corneille, dit que l'efprit frappé de cette disproportion s'indigne de cet affemblage bifarre des chofes les plus hautes & les plus communes. Quant à moi, j'avoue qu'il m'eft fouvent arrivé d'admirer avec furprife, comment cela fe pouvoit allier, & comment un génie tel que celui de Corneille, pouvoir remper ainfi, & tomber tout à coup du plus haut point de fon élévation.

Aprés avoir examiné le ftile & la verfification; je viens aux fentimens. Les Hé ros de Mr. Corneille ont quelque chofe qui les caractèrife & qui les éléve au-deffus du refte des mortels. Qui peut n'être pas frappé & faifi d'admiration, en voyant repréfenter le cinquieme acte de Cinna? Quel eft le fpectateur, qui ne fente un mouvement qui l'éléve au-deffus de lui-même, en entendant dire à Augufte, qui tient en fa puiffance deux perfonnes qu'il a comblées de biens, & qui, peu contentes d'avoir conjuré contre lui, ofent encore s'en vanter à fes yeux; qu'el eft dis-je, le fpectateur qui voyant Augufte dans cette fitua

47 Longepierre.

tion,

tion, ne foit faifi d'admiration, en lui entendant dire:

En eft-ce affez, ô Ciel? & le fort, pour me nuire, A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor féduire ?

Qu'il joigne à fes efforts le fecours des Enfers: Je fuis maître de moi, comme de l'Univers; Je le fuis, je veux l'être: ô Siècles! ô Mémoire! Conservez à jamais ma derniere victoire: Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux, De qui le fouvenir puisse aller jusqu'à vous. Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie;Comme à mon ennemi, je t'ai donné la vie: Et, malgré la fureur de ton lâche deffein, Je te la donne encor comme à mon affaffin. Commençons un combat, qui montre, par l'iffuë, Qui l'aura mieux de nous, ou donnée, ou recuë. Tu trahis mes bienfaits; je les veux redoubler: Je t'en avois comblé; je t'en veux accabler. Peut-on rien voir de plus noble, de plus grand, que ces fentimens, & de plus majestueufement exprimé? Les Femmes, dans Corneille, n'ont ni moins de grandeur, ni moins de magnanimité, que les Hommes. Eft-il rien de plus beau & de plus fubli me, que le discours de Cornélie à Céfar?

Céfar, car le deftin, que dans tes fers je brave, Me fait ta prifonniere, & non pas ton esclave,

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48 Cinna Act. V. Scén, derniere.

49 La Mort de Pompée Act. III. Scéne v.

FS

Et

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Et tu ne prétends pas qu'il m'abbatte le cœur
Jusqu'à te rendre hommage & te nommer Seigneur.
De quelque rude trait qu'il m'ofe avoir frappée,
Veuve du jeune Craffe & veuve de Pompée,
Fille de Scipion, & pour dire encor plus,

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Romaine, mon courage eft encore au deffus :
Er de tous les affauts que fa rigueur me livre,
Rien ne me fait rougir que la honte de vivre.
J'ai vu mourir Pompée, & ne l'ai pas suivi:
Et bien que le moyen m'en ait été ravi,
Qu'une pitié cruelle a mes douleurs profondes
M'ait ôté le fecours & du fer & des ondes;
Je dois pourtant rougir, après un tel malheur,
De n'avoir pu mourir d'un excès de douleur,
Ma mort étoit ma gloire, & le deftin m'en prive
Pour croître mes malheurs, & me voir ta captive.

Céfar, de ta victoire écoute moins le bruit:

Elle n'eft que l'effet du malheur qui me fuit.

Je l'ai porté pour dot chez Pompée & chez Craffe;
Deux fois du monde entier j'ai caufé la disgrace;
Deux fois de mon hymen le nœud thal afforti
A chaffé tous les Dieux du plus jufte parti."

Heu

so Ajoutons encore ici ce que dit le vieux Horace obligé de défendre fon fils, dont on demande la mort, parce qu'il a tué fa fœur.

Dis, Valere, dis nous, puisqu'il faut qu'il périffe,
Où penses-tu choifir un lieu pour fon fupplice?
Sera-ce entre ces murs que mille & mille voix
Font raisonner encor du bruit de les exploits?

Heureufe en mes malheurs, fi ce trifte hymênée
Pour le bonheur de Romé à Céfar in'eût donnée;
Et fi j'euffe avec moi porté dans ta maison
D'un aftre envenimé l'invincible poison.

Car enfin n'attends pas, que j'abaisse ma haine;
Je te l'ai déjà dit, Céfar, je fuis Romaine:
Et, quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s'oublier ne te demande rien.

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Ordonne, & fans vouloir qu'il tremble ou s'humilie, Souviens-toi feulement, que je fuis Cornélie. Ces vers font dignes d'être gravés fur des feuilles d'or, dans le Temple de Mémoire. Quelle grandeur d'ame, quelle nobleffe, quels fentimens, quelle élévation de génie, & en même-temps, quel ftile fublime, & quelle verfification forte & nerveufe 50! Quoique ce morceau foit merveilleux, il ne faut pourtant pas fe figurer qu'on n'en puiffe point trouver, dans Racine, qui l'égale: j'en pourrois rapporter ici plufieurs, que je me contenterai d'indiquer. Les fentimens d'Andromaque, dans la premiere fcéne

Sera-ce hors de ces murs, au milieu de ces places,
Qu'on voit fumer encor du fang des Curiaces?
Entre leurs trois tombeaux, & dans ce champ d'hon-

neur

Temoin de fa vaillance & de notre bonheur?

Rien ne peut dérober l'éclat de fa victoire,

Dans les murs, hors des murs, tout parle de fa gloire.

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