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Ces deux derniers vers rapportés à ceux qui fe trouvent au commencement de la piece, en déterininent précisément la durée: elle peut être, au plus, de fept à huit heures. Si l'on fait attention aux autre's tragédies de Racine, on y découvrira la même adreffe, le même art & la même fageffe, pour ce qui concerne l'unité de temps & celle de lieu. Quant à l'unité d'action, perfonne ne l'a obfervée avec tant de précaution, que Racine: il ne faut, pour en être perfuadé, que connoître fes pieces: tous les épisodes qu'il a mis dans fes pieces, concourent chacun avec l'action principale, & ne fervent qu'à la conduire à fa fin. C'eft ce que fouvent Corneille n'a point obfervé, comme je le montrerai bientôt.

Aucun poëte moderne n'a connu le pathétique comme Racine. Corneille eft fou vent grand, fublime, majeftueux, presque jamais pathétique, & dans les endroits où il l'eft, il lui arrive ordinairement d'y mêler quelques vers de déclamation, qui diminuent la violence du mouvement que caufe le pathétique: quelquefois aufssi il l'affoiblit par des réflexions déplacées. Dans la Scéne, où Cornélie entre fur le théatre, tenant dans la main une urne, dans la

quelle

quelle font enfermées les cendres de Pompée, elle récite foixante ou quatre-vingts vers d'une beauté parfaite, & qui font trèspathétiques: mais, tour à coup, Cornélie, par une réflexion, diminue le prix de ces mêmes vers, & les rendroit même ridicules, fi leur beauté pouvoit fouffrir quelque atteinte. Elle parle un quart d'heure de fuite; elle fe plaint avec toute la véhemence poffible, & elle dir, cependant:

Les foibles déplaisirs s'amusent à parler,

.

Et quiconque fe plaint cherche à fe confoler.r Un critique, qui voudroit condamner le monologue de Cornélie pourroit-il rien dire de plus fort? & la réflexion que Corneille fait faire dans cet endroit, aux fpectateurs, n'eft-elle pas entierement contraire aux fentimens qu'il vouloit leur infpirer? Racine est bien plus fage & plus induftrieux, dans les endroits où il eft pathétique. Le mouveinent qu'il caufe dans les cœurs, n'eft jamais, ni diminué, ni détrait: il va toujours en augmentant; jusqu'à ce qu'il foit parvenu au comble, & qu'il excite en même temps, la terreur & la pitié. L'efprit humain a-t-il jamais rien produit de plus beau, que les remords & le défespoir de Phédre?

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38 Que fais je! Où ma raison me va-t-elle égarer?
Moi jalouse! Et Thefée eft celui que j'implore!
Mon Epoux eft vivant, & moi je brule encore!
Pour qui? Quel eft le cœur, où prétendent ines

vœux?

Chaque mot fur mon front fait dreffer mes che

veux.

Mes crimes déformais ont comblé la mesure
Je refpire, à la fois, l'incefte & l'imposture.
Mes homicides mains, promptes à me vanger,
Dans le fang innocent brulent de fe plonger..
Miferable! Et je vis? Et je foutiens la vue
De ce facré foleil dont je fuis defcendue?
J'ai pour Ayeul le Pere & le Maître des Dieux:
Le ciel, tout l'Univers eft plein de mes Ayeux,
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis je! Mon Pere y tient l'Urne fa-

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tale.

Le fort, dit-on, l'a mis dans fes févéres mains,
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Ha! combien frémira fon ombre épouvantée,
Lorsqu'il verra fa fille à ses yeux présentéc,
Contrainte d'avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes, peut-être, inouis aux enfers!
Que diras-tu, mon Pere, à ce spectacle horrible ♣
Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible:
Je crois te voir, cherchant un fupplice nouveau,
Toi-même de ton fang devenir le bourreau.
Pardonne. Un Dieu cruel a perdu ta famille:
Reconnois fa vengeance aux fureurs de ta Fille.

La

38 Phédre A&. IV. Scen. iv.

La terreur, dans ce paffage, s'accroît de vers en vers, & elle ne détruit point la pi tié. C'eft encore là un des grands talens de Racine: & dans presque tous les endroits, où il excite le plus la terreur & la crainte, il émeut pourtant la pitié. Perfonne n'a mieux fû que lui allier ces deux paffions ensemble: c'eft ce que Corneille a fait rarement. Dans la derniere Scéne de Rodogune, la terreur eft portée au dernier point; on voit une mere prête à empoifonner fon fils; on la voit enfin s'empoifonnant elle-même. La pitié n'eft presque point émue dans cette même fcéne; parce qu'elle eft écrite d'une maniere plus noble & plus fublime que pathétique: elle excite beaucoup la crainte, & peu le fentiment d'affection & de pitié, qui remue pour le moins autant les cœurs des fpectateurs, que les paffions les plus fortes; mais qui les remue d'une maniere moins violente. La ter reur feule ne fait jamais répandre des larmes: on a beau épouvanter les fpectateurs; fi on ne les attendrit, ils ne pleurent point. Racine a fait répandre des larmes à tout Paris pendant les quarante représentations de fon Iphigénie, qui furent données de fuite. Ceft à ces larmes que Despréaux fait allufion, lorsqu'il dit:

39 Que tu fais bien, Racine, à l'aide d'un acteur, Emouvoir, étonner, ravir un spectateur!

7. Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,

N'a coûté tant de pleurs à la Grece affemblée,
Que dans l'heureux spectacle, à nos yeux étalé,
En a fait fous fon nom verfer la Chammelé.

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Quoique le rôle d'Iphigénie foit le plus touchant de ceux qui compofent la piece qui porte fon nom; cependant, il y a des endroits dans le rôle d'Agamemnon & dans celui de Clitemneftre, qui font verfer des pleurs. Je doute qu'il y ait, dans aucune tragédie, un morceau plus touchant, & en même temps, plus pathétique & plus ca pable d'exciter la terreur, que ces vers de Clitemneftre.

40 Eft-ce donc être Pere? Ha! touté ma raifon
Céde à la cruauté de cette trahison.

Un prêtre, environné d'une foulé cruelle,
Portera fur ma fille une main criminelle;
Déchirera fon fein; & d'un œil curieux,
Dans fon cœur palpitant confultera les Dieux?
Et moi, qui l'amenai triomphante, adorée,
Je n'en retournerai feule, désespérée?
Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs dont fous fes pas on les avoit femés!
Non, je ne l'aurai point amenée au fupplice;
Ou vous ferez aux Grecs un double facrifice.

39 Despréaux Epit. VII. a Mr. de Racine.

Ni

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