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lange, à la vérité fort inégal, de mal et de bien qu'il faut chercher la raison de tout fléau qui dure. L'obéissance est la condition inévitable et l'indispensable lien de toutes les sociétés humaines; c'est cette obéissance juste et nécessaire qui, altérée dans ses traits essentiels et détournée de son but légitime, devient la servitude. Mais alors même que cette obéissance est ainsi gâtée et déshonorée, alors même qu'elle a changé de nom aux yeux de tous ceux qui pensent, elle n'en garde pas moins une partie de sa vertu parce qu'alors même on la sent nécessaire et qu'on ne peut songer à s'en passer. L'art de la tyrannie consiste à confondre cette obéissance avec la servitude au point que les deux choses paraissent n'en faire plus qu'une seule et que le vulgaire devienne incapable de les distinguer.

Les gens sages ne s'y trompent pas aussi aisément que le vulgaire, mais ils peuvent désespérer de séparer deux choses si adroitement mêlées; et s'ils ne voient

aucun moyen de rendre à l'obéissance, sans laquelle la société ne peut vivre, sa noblesse et sa pureté naturelles, les plus honnêtes d'entre eux peuvent être tentés de l'endurer sous la forme mensongère et pesante qu'on lui a donnée, plutôt que d'ébranler inutilement tout l'État. C'est ce genre de résignation qui s'est appelé dans tous les temps et dans toutes les langues, préférer la servitude à l'anarchie; et cette expression si familière n'exprime pas autre chose qu'un certain désespoir de dégager l'obéissance raisonnable et nécessaire de l'obéissance déréglée et honteuse avec laquelle on l'a trop habilement confondue. Ce désespoir, ou, si l'on veut, cette défiance d'eux-mêmes et de la fortune, poussée jusqu'à la résignation, que les honnêtes gens peuvent ressentir, est donc le fondement véritable de toute tyrannie qui subsiste un certain temps sur la terre. Elle ne se soutient, comme la Boétie l'a clairement vu, que si on len

dure; mais on ne l'endure que par le désespoir d'y porter remède, ou, ce qui revient au même, par la crainte d'encourir un mal plus grand encore en essayant de s'en affranchir. Et ceux qui aiment à réfléchir peuvent comprendre ici, sans qu'il soit besoin de s'y arrêter, pourquoi la servitude ne peut guère être accompagnée, chez les peuples qui l'endurent, d'aucune générosité de sentiments, d'aucun bel effort de génie ou de vertu, pourquoi il y a une guerre secrète et perpétuelle entre elle et tout ce qui élève ou enhardit le cœur de l'homme : c'est qu'elle provient avant tout du découragement de l'âme humaine, de l'impuissance que l'âme se reconnaît ou se suppose, et que par là elle tient de près aux idées et aux sentiments les plus propres à nous énerver et à nous alanguir.

J'ai dit sur quoi repose la servitude et dans quel sens elle mérite, en effet, le nom de volontaire. En quoi cependant consiste

t-elle elle-même ? A quel moment peut-on dire qu'elle existe, à quel signe peut-on reconnaître que la limite de l'obéissance raisonnable est franchie et qu'une société humaine, détournée du droit chemin par les événements ou par une main coupable, a fait le premier pas vers les tristes et malsaines régions de l'esclavage? Cette limite qui sépare l'obéissance nécessaire et légitime de la servitude est variable, selon les lieux et les temps, selon l'état des sociétés qui ont besoin de plus ou moins de discipline pour se soutenir, selon l'état des âmes qui peuvent accorder plus ou moins d'obéissance sans s'abaisser. Ne croyez point cependant vous échapper par ce chemin, apologistes de la servitude, en vous écriant que cette concession suffit, qu'il est des sociétés où ce que nous entendons par despotisme est nécessaire, et que ce mot même est vide de sens puisqu'il peut s'appliquer à des états tout différents. Oui, la limite de l'obéissance légitime est

variable, et ce qui pourrait être servitude à Paris ou à Londres pourrait ne point l'être à Constantinople ou à Ispahan; mais si cette limite est variable, on n'en est que plus certain de la bien connaître où l'on se trouve, et par sa flexibilité même elle échappe à ces chances d'erreur que les règles trop absolues ne peuvent guère éviter. Du reste, cette flexibilité n'exclut pas toute règle, et il est des signes constants auxquels la servitude peut se reconnaître. On peut dire qu'elle existe lorsqu'un peuple est tenu éloigné du degré de liberté dont il est évidemment capable, ou mieux encore lorsqu'il est privé de la liberté dont il a joui pendant un temps assez long d'une façon régulière. Il est certain, par exemple, qu'en se refusant à l'extension des priviléges du Parlement aussi bien qu'au maintien de quelques-uns de ses anciens droits, Charles Ier tendait doublement à mettre le peuple anglais en servitude, et que la révolution qui l'a renversé

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