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I

ONTAIGNE s'est peint lui-même à diverses reprises avec tant d'abondance et de sincérité qu'il est presque impossible d'ajouter quelques traits à cette image à la fois si grande et si familière. Et pourtant cette image a été sans cesse retracée, retouchée, embellie par la piété de ses admirateurs. C'est qu'il est

impossible de goûter Montaigne sans devenir en quelque sorte son ami particulier. A force de vivre avec lui et de jouir de sa compagnie, nous en venons insensiblement à croire qu'il a écrit pour nous seul, que nous seul l'entendons parfaitement, ou du moins mieux que tout autre, et de là au désir de le faire mieux connaître, de raconter ou de découvrir sa vie, il n'y a qu'un pas. Ce pas a été si souvent franchi et parfois avec tant de bonheur, qu'il reste bien peu de chose à faire à ceux qui voudraient raconter aujourd'hui l'histoire de Montaigne; mais le chemin n'est point fermé pour ceux qui veulent s'attacher surtout à l'étude et à l'exposition de sa pensée.

Tout le monde sait de sa vie ce qu'il importe d'en savoir; personne n'ignore que sa conduite a toujours été une sorte de commentaire de ses maximes, qu'il a vécu et agi comme il convenait à l'auteur des Essais de vivre et d'agir. L'éducation la plus douce et la plus forte, le latin appris

dès l'enfance ou plutôt bégayé dès le berceau, un heureux mélange d'occupations et de loisir, quelques voyages, le spectacle de la guerre civile et d'une société bouleversée par les discordes religieuses, tout vint en aide à la nature pour conduire ce rare esprit vers la réflexion tranquille et vers l'observation impartiale des actions humaines. Dans son admirable essai sur l'institution des enfants il conseille de leur apprendre « un peu de chaque chose à la françoise; c'est l'éducation que lui a donnée à lui-même l'arrangement de sa vie ; il a touché suffisamment à tout sans être jamais engagé ni encore moins absorbé dans aucune chose.

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Conseiller au Parlement de Bordeaux, plus tard maire élu de cette grande ville et gardien de son repos, ayant traversé la cour à plusieurs reprises, connu et apprécié de plus d'un grand personnage, il put joindre une certaine expérience des hommes et deş affaires à celle qu'un bon esprit sait tirer

des livres, mais ce que nous appelons aujourd'hui la politique n'occupa jamais une place importante dans son esprit. Rien n'était plus éloigné de son caractère que l'ambition ou la prétention d'influer par une active habileté sur les événements de ce monde. Il ne s'abstient nullement de juger ce qui se passe autour de lui; il prend même parti; il tient hautement pour le pouvoir royal et pour l'ancienne religion du pays ; mais s'il ne souhaite point qu'on trouble l'État, c'est parce qu'il n'espère pas qu'on puisse l'amender, et s'il ne supporte qu'avec impatience cette grande entreprise pour changer la religion d'un peuple, c'est que ce genre de débats lui paraît stérile et qu'il voit avec regret couler de telles quespour tions le sang des hommes. Aussi la violence et la cruauté de la défense lui inspirentelles le même éloignement que la témérité et l'inutilité de l'attaque : « C'est mettre ses conjectures à bien haut prix, dit-il, que d'en faire cuire un homme tout vif. » Si

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