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spéciales. Il me semble que les laboureurs qui emploient leurs chevaux en mode de lourde charge et qui, conséquemment, pourraient le plus facilement substituer à l'avoine d'autres graines de céréales, sont trop souvent esclaves de l'habitude et sacrifient quelquefois leurs intérêts matériels au préjugé. Pour moi, il y a bel age que j'ai supprimé l'avoine dans la proportion de 75 pour cent, même pour le travail en mode de vitesse, toutes les fois que l'avoine est au même prix que le blé, et, à plus forte raison, quand elle se vend plus cher. Au printemps de 1858, je vendais l'avoine 24 fr. les 100 kil., et mes chevaux mangeaient du blé à 17 fr. Depuis le mois d'août 1874 jusqu'au moment où s'est produite la hausse récente sur le blé et sur le seigle, mon cheval de voyage a reçu les trois quarts de sa ration de grain en seigle qui coùtait 19 fr., au lieu d'avoine à 23 fr. Les résultats économiques du procédé sont incontestables; quant aux inconvénients, je suis encore à les découvrir.

On a dit souvent que le blé détermine chez les chevaux des irritations gastriques, de la pléthore, des inflammations et la fourbure. Cela ne n'étonne pas du tout. Le vin cause des congestions cérébrales et des apoplexies; il contribue à développer la goutte et commet bien d'autres méfaits que je ne veux pas énumérer, dans la crainte d'effaroucher les personnes timides. L'excès rend les meilleures choses nuisibles, et les rôtis les plus succulents peuvent ne pas être toujours inoffensifs Cependant, personne ne songe à proscrire l'usage du vin ni celui de la viande. Mais la cervelle de l'homme est si pauvrement organisée que, quand son ignorance lui a fait commettre une faute, il accuse le ciel et

la terre plutôt que de faire le plus petit meâ culpȧ. Un cultivateur à qui l'on ose conseiller de remplacer une partie de l'avoine de ses chevaux par du blé, leur en donnera le même poids, sinon une quantité supérieure, par suite de l'habitude de mesurer au litre. Il ne se doute pas qu'un kilog. de blé renferme 17 pour cent de principes nutritifs en plus qu'un kilog. d'avoine; il oubliera peut-être encore qu'un litre de blé pèse 33 pour cent en plus qu'un litre d'avoine. Quand il a ainsi augmenté de 50 pour cent la ration de grains, si les effets de cette intempérance se font sentir, il accusera le blé qui n'est pas coupable, au lieu de condamner le mode irrationnel de son emploi.

Les graines de légumineuses sont tellement nutritives qu'il est bien peu de circonstances où elles ne doivent être réservées pour compléter l'action alimentaire des pailles. Les pois et les vesces sont même utiles quelquefois pour élever la relation nutritive des céréales qu'on donne aux pigeons, à 'époque de la reproduction. J'ai la faiblesse d'être grand amateur de pigeons et d'en avoir des espèces les plus variées, y compris des bagadais et des bouvreuils qui m'ont coûté 25 fr. la paire, genre d'opération que je n'ai nulle envie de recommander aux cultivateurs. Eh bien, j'ai reconnu depuis longtemps qu'avec les graines de légumineuses les pigeons « font plus de chemin » qu'avec les céréales; mais comme j'ai cru voir aussi que les légumineuses ne montraient pas une supériorité proportionnée à la richesse de leur composition, je me suis avisé en maintes circonstances de mélanger les pois à l'orge ou au sarrasin et d'alterner ce régime mixte avec celui du blé pur. J'ai facilement reconnu que le mélange

produisait le même effet alimentaire que le blé pur. En ce temps-là, je n'étais pas familiarisé avec la relation nutritive; aujourd'hui que j'ai pu cultiver sa connaissance, je me plais à soumettre ce résultat pratique à la sanction de mes calculs sur la relation nutritive et les équivalents alimentaires, et je trouve ce qui suit :

Pour le blé pur, l'équivalent = 36,86. Pour le mélange d'orge et de pois, l'équivalent = 34,36. La concordance des chiffres est assez remarquable.

14,91 Quant à la relation nutritive, elle est de dans

17,50

400

le blé, et de dans le mélange. Il y a donc une

100

légère supériorité du côté du mélange, en théorie, supériorité qui ne m'a pas apparu clairement dans la pratique. Je suis disposé à en conclure que la relation nutritive des graines de légumineuses est trop élevée pour les oiseaux, ou du moins pour les oiseaux adultes. La relation nutritive du blé parait leur convenir spécialement; mais il semble que les relations nutritives de l'orge et du sarrasin gagnent à être relevées par l'addition de graines légumineuses. Ce qu'il y a de certain, c'est que quand on veut obtenir des pigeonneaux d'une belle venue, forts et aptes à devenir des reproducteurs d'élite, on y parvient aisément en prodiguant les pois et les vesces; ils trouvent dans cette nourriture une relation nutritive voisine de celle que les veaux rencontrent daus le lait.

Je pourrais multiplier les considérations pratiques que me suggèrent mes recherches sur la relation nutritive et sur l'équivalence alimentaire; mais il faut savoir se limiter. J'en ai dit assez pour démon

trer aux plus incrédules que la distribution rationnelle des aliments a presque autant d'importance, au point de vue économique, que la manière de cultiver et de récolter les végétaux. La question est de donner la nourriture en se conformant toujours fidèlement aux règles scientifiques de la relation nutritive. Un cultivateur éclairé établit à l'avance la relation nutritive des rations qu'il veut composer pour les différents cas qui se présentent, absolument comme un ingénieur calcule la force destinée à mouvoir les machines industrielles. Toutefois, en se livrant à ce travail préliminaire, celui qui tient les cordons de la bourse a l'intérêt le plus manifeste ȧ employer les éléments les moins coûteux. Pour cela, il suffit d'avoir sous les yeux un tableau d'équivalents nutritifs. Là, il n'y a rien à calculer. La besogne est toute préparée d'avance par ma table d'équivalents simples, la seule, on me permettra de le dire, qui ait jamais été composée avec le concours des principes scientifiques de l'alimentation.

La relation nutritive et l'équivalence alimentaire constituent un double point d'appui bien fixe sur lequel on peut asseoir des calculs rigoureux. De la rectitude de ces calculs dépendent en grande partie, d'une part, la prospérité des exploitations agricoles, d'un autre côté, la réalisation du grenier d'abondance. En effet, les ressources fourragères qui naissent sur le sol, même dans l'état imparfait de notre agriculture, permettraient d'entretenir un bétail beaucoup plus nombreux, si elles étaient toujours utilisées suivant les règles de l'art. Ces règles, on a pu le reconnaître, pour ainsi dire, à chaque page de ce travail, ces règles sont fondées sur un principe d'essence tout à fait supérieure; car, si Bacon a pu

dire avec raison « Medicamentorum varietas ignorantiæ filia est » on ne me refusera pas de formuler, en terminant, une vérité qui me semble non moins incontestable, à savoir, que La variété des aliments est fille de la science. Si habile d'ailleurs à décorer nos tables de mets divers que nous empruntons aux trois règnes de la nature, sachons dispenser aux animaux qui vivent sous notre dépendance le régime mixte dont ils jouissaient à l'état sauvage, l'alimentation la plus propre à assurer leur santé en même temps que la prospérité de nos exploitations agricoles. C'est bien le moins que le roi de la création compose judicieusement la pitance des êtres vivants soumis à ses lois, lui qui, non content de savourer leur chair succulente et d'accommoder, avec leur tissu adipeux et le fruit de leurs mamelles, les plus fins produits du règne végétal, cherche encore à varier les impressions de son palais en dégustant les crustacés, les mollusques, les poissons, jusqu'aux reptiles, et savoure même, dans ses heures de lassitude, le caviar, amas d'œufs d'esturgeon putréfiés, et la salangane, qui n'est autre chose qu'un mucus vomi par des hirondelles.

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