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I

ROGER BACON

D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS

ROGER BACON

D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS 1

Au siècle dernier, il y avait encore à Oxford, au delà de la ville, dans un faubourg situé sur l'autre bord de la rivière, une vieille tour qu'on faisait visiter aux étrangers comme ayant autrefois servi de lieu d'étude et d'observatoire au frère Bacon, friar Bacon's study 2. C'est là, suivant la tradition, qu'il se retirait pour étudier le ciel et y lire le secret des choses de la terre; c'est là

1 Article écrit pour la Revue des Deux Mondes à l'occasion de deux publications récentes: Roger Bacon, sa vie, ses œuvres, ses doctrines, d'après des documents inédits, par M. Émile Charles, Paris 1861.-Fr. Roger Bacon opera quædam hactenus inedita, London 1860.

2 Cette tour, pendant les guerres civiles, servait de poste d'observation, et on en trouve la gravure dans l'ouvrage de Joseph Skelton: Oxonia antiqua restaurata, t. II, p. 2, Oxford

qu'il cherchait le grand œuvre en compagnie de son bon ami frère Thomas Bungey et d'autres nécromans et sorciers que la légende lui associe :

The nigromancie thair saw i eckanone,
Of Benytas, Bengo and friar Bacone, etc. 1.

Ce fut sans doute dans le coin le plus caché de cette mystérieuse retraite 2 que Bacon et son ami fabriquèrent cette fameuse tête d'airain qui parlait et rendait des oracles. La tradition nous peint les deux moines interrogeant la tête miraculeuse ils lui demandent un moyen de ceindre leur chère Albion d'une muraille inexpugnable. La tête reste d'abord muette, puis, au moment où les magiciens découragés se laissent distraire à d'autres soins, tout à coup la tête parle et leur révèle le grand secret. Hélas! ils ne l'ont pas entendu. Qui sait si, en recueillant cette légende, plus d'un bon Anglais de nos jours ne se prendra point à

1 Voyez le Miroir enchanté de Douglas, poëte écossais de la fin du quinzième siècle.

2 Un Anglais plein de savoir et de courtoisie, M. Gordon, ancien élève de l'université d'Oxford, nous écrit à ce propos : «Voici une historiette qui circulait dans ma jeunesse parmi mes camarades de l'Université le docteur Cyril Jackson, doyen de Christ-Church, plus tard précepteur du prince de Galles (Georges IV), ne passait jamais sous la voûte de la tour de Roger Bacon, dans la crainte qu'elle ne s'écroulât sur lui. Il y avait en effet une prophétie suivant laquelle cette tour devait s'écrouler quand un plus grand homme que Bacon passerait dessous. >>

regretter que la tête d'airain de frère Bacon n'ait pas été conservée, et qu'elle ne puisse pas dire son secret à l'oreille attentive de lord Palmerston? Que d'alarmes et d'argent épargnés à l'amirauté anglaise ! que de soucis de moins pour M. Gladstone! Aussi bien il s'en faut que tout soit à rejeter dans ces traditions bizarres où le sentiment national conspire avec les fantaisies de la légende pour travestir un homme de génie en sorcier. Roger Bacon était Anglais de génie et de cœur, comme il l'était de naissance. Sa grande idée, celle qui recommande son nom et le rapproche de l'illustre chancelier, son compatriote et son homonyme, cette idée est profondément britannique : c'est l'idée du génie de l'homme asservissant la nature à ses volontés, c'est la prise de possession de l'univers par l'industrie.

Comment se fait-il que l'Angleterre, si renommée par le culte pieux qu'elle rend à ses grands hommes, ait si longtemps laissé dormir dans l'oubli les pensées et les écrits de Roger Bacon, et livré au caprice de la tradition populaire la mémoire d'un de ses plus illustres enfants? Je n'ose pas dire, avec M. de Humboldt, que Roger Bacon soit la plus grande apparition du moyen âge 1; mais à coup sûr il est digne de prendre place, au siècle de saint Louis, à côté de saint Thomas, de saint Bonaventure et d'Albert le Grand. Deux moines ses compatriotes, Duns Scot et Okkam, ont leur monument; seul, le plus grand moine de l'Angleterre attend encore l'achèvement du sien.

1 Cosmos, t. I, p. 398.

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