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En résumé, l'argumentation fait la force et l'autorité de toute œuvre de l'esprit. On a justement comparé les preuves du discours, quel qu'en soit l'objet, aux os et aux muscles, qui sont cachés sous la peau, mais qui la soutiennent et sont indispensables à la vie.

«La dialectique est le squelette de l'éloquence, et c'est avec ce mécanisme, ces articulations, ces leviers, ces ressorts, qu'il faut d'abord qu'un esprit jeune et vigoureux se familiarise. » (Marmontel.)

Il serait superflu de traiter ici les autres parties de la Logique, car elles appartiennent spécialement à des sciences en dehors du plan de ce livre, comme la psychologie, l'histoire, la théodicée, la métaphysique.

CHAPITRE XIV

MORALE

La Morale est la science du devoir.

Elle a pour but de guider la volonté dans l'accomplissement du bien, comme la Logique se propose de diriger l'intelligence dans la recherche du vrai.

La morale règle les actions, comme la logique règle les pensées.

Les philosophes ont distingué deux sortes de morale: la morale générale ou spéculative, la morale spéciale ou pratique. La première se pose les problèmes généraux de la conscience et de la loi morale. La seconde détermine les règles particulières à suivre dans la conduite de la vie; elle se sabdivise en: morale individuelle, qui fixe les devoirs de l'homme envers lui-même; morale sociale ou devoirs de l'homme envers ses semblables; et morale religieuse.

On ne traitera ici que la morale sociale et l'on verra quelle corrélation y rattachent ces deux pensées: « Le style est l'homme même » (Buffon) ; « Si vous voulez avoir un style élevé, ayez avant tout un grand caractère » (Goethe), qui ont été citées page 12, en rappelant qu'un rapport étroit et fondamental, bien qu'inapparent, semble-t-il, existe entre la moralité de celui qui écrit, quel que soit le sujet qu'il traite, et la valeur de ce qu'il dit, et en faisant remarquer qu'il serait difficile à un homme de résoudre avec conviction une question au point de vue équitable, s'il n'avait le sentiment de l'équité.

La base de toute morale est la conscience, c'est-à-dire la connaissance intime du bien et du 'mal moral.

La conscience est l'instigateur et le juge naturel de toutes les lois humaines, politiques, sociales et morales.

«La conscience, a dit Pascal, est le meilleur livre de morale que nous ayons, c'est celui qu'on doit consulter le plus souvent. »

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Il n'y a qu'une morale comme il n'y a qu'une géométrie, disait encore Rivarol; la morale est fille de la justice et de la conscience, c'est une religion universelle. »>

Mais de ce qu'il y a quelque chose de primitif et de spontané dans la conception du bien, il ne faudrait pas conclure que l'homme ne soit jamais sujet à des défaillances ou à des erreurs de conscience; celle-ci peut gagner beaucoup en force, en délicatesse, en sûreté par la culture, par l'habitude, par l'effort vers la perfection. Inversement, elle peut s'obscurcir, se dévoyer d'une façon involontaire sous l'empire de certaines passions ou de certains préjugés inhérents à l'imperfection humaine.

Il importe donc au plus haut point que tout homme qui, par ses travaux et ses fonctions, est appelé à pratiquer la morale sociale, soit doué d'une conscience ferme, droite et incorruptible; car toute collectivité, toute civilisation ne peut vivre et prospérer pour le bien de tous, que si chacun y professe le sentiment de la justice vis-à-vis de ses semblables et trouve en ceux-ci le même sentiment à son égard.

« Ce qui ne sert pas à la ruche ne peut servir à l'abeille », a écrit Marc-Aurèle ; et il ajoutait: « C'est se faire du bien à soi-même que d'en faire aux autres. »

Dans son Traité des Devoirs, qu'il adressait à son fils Marcus, Cicéron a dit : « La justice a pour première loi de ne nuire à personne; elle a pour fondement la bonne foi. >> Plus près de nous, La Bruyère disait: (( Celui-là est bon, qui fait du bien aux autres; s'il souffre pour le bien qu'il fait, il est très bon; s'il souffre de ceux à qui il fait ce bien, il a une si grande bonté qu'elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître; et s'il meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin: elle est héroïque, elle est parfaite. »

Et Fénelon:

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L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la

vérité et la vertu. »

RAPPORTS DE SERVICE.

27

Enfin, Jouffroy a laissé cette peinture des différents degrés de la vie morale :

«Quand l'homme cède à sa passion, sa détermination est purement animale. Le jour où l'homme s'élève à l'intérêt bien entendu, il devient un être raisonnable; il calcule sa conduite, il est déjà homme; mais il n'est pas encore homme moral. Il ne le devient que le jour où il délaisse l'idée de son bien à lui pour n'obéir qu'à l'idée du bien en soi.

On pourrait multiplier ici ces préceptes, en puisant dans l'œuvre des philosophes et des moralistes. Mieux vaut, après en avoir énoncé quelques-uns, montrer par un exemple emprunté à la vie positive quelle influence exerce sur les relations d'individus à individus l'observance ou la transgression de la morale sociale. Celui qui va être relaté fera ressortir combien le sentiment de l'équité est indispensable au jugement et quels résultats peut engendrer la méconnaissance de ce sentiment.

Il y a déjà de cela un certain nombre d'années. Une grande ligne de chemin de fer était projetée, dont la construction nécessitait l'achat de terrains à acquérir de propriétaires nombreux, les biens fonciers étant très morcelés dans la région à traverser. Ce service d'acquisitions avait été confié à un conducteur des ponts et chaussées, originaire du pays où devait être établie la voie ferrée en question, et dont il connaissait fort exactement les cultures, le rende ment, les mercuriales, les habitudes, étant d'ailleurs lui même fils de fermier.

Or, ce conducteur était, en tant qu'homme privé, un fort honnête homme. Mais, en lui, le fonctionnaire s'était fait une notion toute particulière de ses devoirs vis-à-vis de l'Etat, de son rôle vis-à-vis des tiers; et voici comment il procéda.

Faisant sonner bien haut son titre qui, à l'époque, conférait une sorte d'investiture supérieure que l'on ne songeait guère à contester parmi les populations rurales, il imposa d'autorité son prestige officiel aux propriétaires. Ceux-ci, n'ayant jamais eu encore l'occasion de vendre leurs terrains dans les conditions qu'innovait l'établissement du premier chemin de fer qui desservit leurs communes, se fièrent

bénévolement, pour la plupart, aux dires du représentant de l'Administration des ponts et chaussées; et ils traitèrent à l'amiable.

Or, de bonne foi, notre homme était parti de ce principe, absolument immoral, mais qu'en son ignorance du sentiment de l'équité il trouvait légitime et naturel: c'est qu'en sa qualité de fonctionnaire il devait impérieusement et de toutes manières, fût-ce en les abusant, accorder le moins possible aux propriétaires qui traiteraient avec lui. Il pensait qu'ayant mission de sauvegarder les intérêts de l'État, il servirait d'autant mieux ceux-ci qu'il apporterait plus de zèle tenace et rusé à réduire les gens à la portion congrue. Il n'avait point conscience de la limite au-delà de laquelle le juste et raisonnable marché qu'ont à débattre deux parties contractantes devient dolosif pour l'une d'elles quand l'autre réussit à agir sans modération ni scrupule.

Et comme il connaissait admirablement la valeur marchande et productrice des terres qu'il parcourait, et qu'en outre il excellait dans l'art de les déprécier en insistant sur ce qu'il y découvrait de médiocre, il put, presque toujours, acheter les parcelles à un prix inférieur au prix normal. Car il n'hésitait pas, auprès des indécis ou des récalcitrants, soit à faire entrevoir de mirifiques avantages ultérieurs qu'il savait pertinemment ne devoir jamais exister, soit à invoquer, comme une menace, le jury d'expropriation dont les jugements jetteraient une sorte de discrédit sur quiconque oserait les affronter.

Si bien que, malgré leur sens subtil du marchandage et du troc, les paysans étaient entortillés, éblouis ou dominés par ce conducteur qui, paysan lui-même, était aussi madré qu'eux tous, et, de plus, possédait sur eux l'avantage décisif de parler officiellement au nom de cet être impersonnel et redoutable: l'Administration.

De finasserie en finasserie il arriva donc à acquérir, dans plusieurs départements, la majeure partie des terrains nécessaires par simples traités amiables conclus, sournoisement pourrait-on dire, au profit de l'État et au détriment des particuliers.

Et, durant toute sa carrière, cet homme se montra fier de

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