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qu'il eût cherché à rapprocher mon cœur du sien. Ses peines m'étoient insupportables; j'étois venu pour les partager, les adoucir; et je n'osai même pas lui parler de l'objet qui nous intéressoit le plus. "Je vais vous mener à l'appartement

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que je vous ai fait préparer, me dit-il;

car celui que vous occupiez dans votre "enfance ne vous convient plus.""Mon père, m'écriai-je vivement ému,

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vous m'attendiez donc?" Il me regarda comme surpris que j'en eusse douté. Mon père m'attire par ses vertus, par cette conviction qu'il m'a donnée de sa tendresse pour moi: aussitôt il m'éloigne par sa froideur, par cette volonté immuable que rien ne peut faire fléchir. Combien nous différons!...Tout m'émeut, m'agite; mon cœur, mon ame m'entraînent; la raison seule le

conduit. Le meilleur sentiment lui pa. roîtroit une foiblesse, s'il ne se croyoit pas toujours maître de lui commander.

En passant devant un appartement qui tient au salon, il s'arrêta et me dit: "C'est ici la chambre de votre mère."

Comme il se trompe sur les impressions qu'il veut me donner! Il pensoit réveiller mes regrets, exciter mon ressentiment, et je ne sentis que les doutes de son cœur ; je fus affligé ;-je fus affligé qu'il crût devoir me rappeler ses peines, pour. espérer que je les sentissé assez. Il ajouta avec un profond soupir: "Elle y a bien souffert.”—“ Oui, lui répondis-je, mais on y meurt jeune:"-Il me regarda étonné, et s'en alla.

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Le lendemain, dès qu'il fut jour, j'allai au sentier qui conduit à l'église, et que ma mère suivoit chaqne matin. Que

de pensées tristes m'occupoient! La vie ne m'offroit qu'un avenir douloureux. J'enviois à l'aimable Alfred la douceur d'avoir été si parfaitement aimé ; je lui enviois même ce repos de la mort qui avoit suivi cet amour si tendre dont mon cœur a besoin. Ma pauvre mère! combien elle a dû souffrir lorsqu'il ne lui a plus été permis d'abandonner son ame à la douleur! Ah! madame d'Estouteville, vous n'avez pas pensé à cette situation où les larmes mêmes sont interdites et deviennent des fautes!

Ce sentier n'a rien de triste; j'y fe rai planter les arbres consacrés à la mélancolie et à la mort.

J'allai à l'église, je demandai au curé s'il avoit connu ma mère. Il soupira; c'étoit me répondre. Ses yeux se remplirent de larmes en me mon

trant sa place." Elle venoit ici tous "les jours, me dit-il. Bien souvent j'ai "vu des pauvres à genoux derrière "elle, attendant avec confiance qu'elle "eût fini de prier. En s'en allant, elle "les devinoit et leur donnoit; car ja"mais les pauvres n'ont été obligés "de lui demander deux fois."-Je le priai de m'envoyer le nom, l'état de toutes les familles dont ma mère prenoit soin. "Prenoit soin? reprit-il. Non, "elle ne prenoit pas soin; elle donnoit "indifféremment à tous les malheu"reux qui se présentoient. Monsieur "le comte encourage et paye le travail. "Madame la comtesse secouroit la "douleur; tristé, pensive, les pauvres "mêmes évitoient de la distraire; ils " se bornoient à se mettre sur son pas

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sage; c'étoit assez pour eux et pour "elle."

A l'heure du dîner, je revins près de mon père; loin de me ramener au souvenir de ma mère, il parut éviter d'en prononcer le nom.

Le soir il fit une grande promenade; je l'accompagnai. Le jour commençoit à tomber, quand nous retournâmes sur nos pas. Cette obscurité enhardit mon courage; j'arrêtai mon père lorsqu'il alloit rentrer dans le château. -" Ras"surez-moi, lui dis-je. Après cette "mort cruelle, combien vous fûtes "malheureux!"-"Oui, mon fils, mais le temps et la volonté finissent toujours par donner la force de vaincre

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ses passions, et même ses peines.""Mon père, qui vous soigna dans ce

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