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d'Estouteville étoit cependant fort considéré; une réserve impénétrable le rendoit d'une société sûre. Sa taille, plus élevée que celle des hommes ordi-naires, donnoit à son regard dédai

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gneux une sorte de naturel: il étoit comme obligé de n'apercevoir qu'au dessous de lui.

"Le fils aîné de monsieur d'Estoute-ville devoit hériter de toute sa fortune; le second, déjà chevalier de Malte, avoit prononcé ses vœux et possédoit de riches commanderies: l'un et l'autre se trouvoient à leurs régiments lorsque j'arrivai à Paris.

"Mademoiselle d'Estouteville étoit chanoinesse. Son père prétendoit la faire nommer abbesse de Remiremont; non qu'il désirât sacrifier sa fille, non qu'il n'eût pu choisir pour elle entre les partis >

les plus considérables; mais parce qu'il vouloit qu'elle eût, et sur-tout qu'un autre n'eût pas cette place, là première de tous les chapitres nobles.

"La sœur de monsieur d'Estouteville avoit épousé le comte d'Estaing; elle étoit morte jeune en accouchant d'une fille: avant de mourir elle avait confié cet enfant à madame d'Estouteville. Des circonstances malheureuses ayant dérangé la fortune de monsieur d'Estaing, il s'étoit remarié pour la rétablir, avoit eu un fils, et en mourant, il y a peu d'années, il n'avoit pensé à made moiselle d'Estaing que pour la recommander aux bontés du maréchal.

"Lorsque je fus présenté à madame d'Estouteville, sa fille étoit avec elle: grande, belle, ayant cet air digne et noble qui semble annoncer toutes les

vertus; mais Sophie à dix-huit ans avoit déjà jeté un regard sur le monde, et se croyoit le droit de comparer, de juger, d'avoir une opinion.

"Près d'elle étoit madeinoiselle d'Estaing; je la savois sans fortune: on la disoit malheureuse chez son oncle. En la voyant je me rappelai les conseils de mon père; je ne pouvois même les éloigner de mon esprit; ils me poursuivoient malgré moi, et tous les mouvements d'Amélie attiroient mon attention.

"Elle avoit une douceur et une grace particulière: sa figure, extrêmement blanche, mais un peu pâle, offroit quelque chose de si pur, de si transparent, que la moindre agitation la coloroit. Elle venoit d'avoir seize ans; son air étoit sensible, mais craintif; son regard baissé, sa voix douce,

presque incertaine, ses pas légers, sa démarche timide; enfin il sembloit qu'elle n'avanceroit dans la vie qu'en tremblant.

"Je ne doutois pas qu'Amélie ne fût la femme que mon père auroit préférée; mais je me demandois si elle ne m'avoit point paru trop séduisante? Sa timidité me rassura; un sentiment secret me disoit que ces yeux n'auroient jamais de colère, que cette voix ne s'élèveroit. jamais jusqu'à la plainte.

"Je fus quinze jours sans retourner chez madame d'Estouteville. Pendant ce temps je cherchois tous ceux qui fréquentoient sa maison. Je parlois d'abord de Sophie: on la louoit généralement; mais on s'accordoit à lui trouver ces qualités brillantes, prononcées, qui jettent trop d'éclat sur la vie, et ne laissent pas sentir assez le besoin d'un soutien.

Pour Amélie, on ne la louoit pas, mais on l'aimoit. Oui, mon fils, tout le monde l'aimoit. Les religieuses parloient de sa piété; ses parents de sa soumission; ses jeunes, compagnes, de sa douceur; le pauvre, de sa bienfai sance. Ce qui me touchoit encore, c'est qu'on ne louoit Amélie que relativement à soi, parce qu'elle-même étoit toujours occupée des autres.

"Après avoir pris toutes les informations que je pus imaginer, et m'être convaincu que je trouverois dans Amé-lie l'épouse attentive, exemplaire, sans laquelle je ne pouvois être heureux, je retournai chez madame d'Estouteville, et lui demandai un rendez-vous pour le lendemain. Il étoit connu que c'é toit par elle seule que l'on arrivoit à monsieur d'Estouteville.

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