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de madame de Rieux; voilà notre constante occupation.

Chez lui, à la campagne, dans ma première jeunesse, il m'accordoit beaucoup plus de liberté qu'il ne voudroit m'en laisser aujourd'hui; cela me paroît un peu injuste: mais c'est mon père; et ma volonté la plus absolue, mon serment de toutes les heures, est de le rendre heureux.

Quelquefois j'admire les motifs qu'il invente pour me retenir près de lui. J'aperçois trop qu'il croit avoir gagné le temps que je ne donne pas à madame de Rieux. Un jour il prend toute ma matinée pour me soumettre l'arrangement de sa fortune, lui, trop certain pour jamais consulter. Une autre fois, ce sont ses opi

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nions politiques dont il m'entretient;

dans d'autres instants, ses principes qu'il me déclare.-Je l'écoute avec respect, attachement, reconnoissance; mais à part, moi, je réponds à toutes ses conversations: "Mon père, je la "verrai une heure, et vous consacre"rai ma vie."

Cependant je commence à m'apercevoir qu'on peut vivre parmi les in-. différents avec des sentiments opposés, mais que dans les relations intimes ils reviennent trop souvent. Mon père ne me parle plus sans projet; je le vois venir, le devine, et pourrois presque lui répondre avant qu'il m'ait rien dit.

D'abord, jamais il ne manque de me faire sentir indirectement tout ce qui dans la société a quelque rapport à l'état de mon ame. Je ne vais plus au spectacle que je ne rencontre ses yeux, lors

VOL. II.

B

qu'il y a un mot applicable à notre situation. Il parle peu, mais notre vie est remplie de sous-entendus trop faciles à comprendre. Enfin je suis tourmenté, malheureux, et depuis trois semaines je ne saurois écrire. D'ailleurs pourquoi écrirois-je? pour me plaindre de mon père? mon cœur lui rend plus de justice. Je sais qu'il ne veut que mon bonheur: il est vrai qu'il l'arrange mal; n'importe, je tâcherai de ne pas me tromper sur le sien.

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Qu'aurois-je à dire sur madame de Rieux? Le plus souvent content, satisfait, enivré de joie, je suis près d'elle gai jusqu'à la folie; d'autres fois elle se fâche, m'afflige; mais son humeur, ses reproches ne portent jamais que sur le peu de temps que je passe avec elle: aussi, lors même qu'elle me tour

mente, je lui sais gré du sentiment qui l'aigrit,

Ne lui arrive-t-il pas quelquefois de prétendre douter de mon affection,. de: m'assurer qu'elle veut m'oublier? Ce qui me console, c'est qu'au milieu de nos plus grands débats, s'il arrive un tiers qui nous empêche de nous rac commoder, au moins nous trouvons bien le moyen de ne pas nous séparer, sans savoir quand nous nous rever

rons.

L'autre soir, au milieu d'une de mes plus grandes colères, elle m'a fait rire malgré moi.-Il vint du monde; elle ne pouvoit me parler, et d'ailleurs elle ne l'auroit peut-être pas voulu; car lors que nos regards se rencontroient,c'étoit à qui détourneroit plus tôt les yeux. Cependant, comme je m'en allois, tout à

coup elle se lève, prétend que la pendule va mal, et vite, vite, se met à tourner les aiguilles jusqu'à ce qu'elles arrivent à minuit, alors elle me demande : "Monsieur Eugène, qu'elle heure est"il exactement ?"-Je le lui dis, sans pouvoir conserver ni sérieux, ni rancune; elle se remit à tourner ses aiguilles, et, comme nous, la pauvre pendule revint où elle en étoit. Le lendemain je fus exact à midi.

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