Page images
PDF
EPUB

quelle fut ma surprise lorsqu'il me demanda du temps pour se résigner à sacrifier sa liberté?

"Je ne savois comment faire part de cette réponse à monsieur d'Estoute-. ville, l'homme le plus despote qui ait jamais existé. Peut-être devrois-je aujourd'hui comme alors jeter un voile sur ses défauts; mais il s'agit du bonheur d'Athénaïs, et je ne puis me taire.

Dans le monde on me croyoit maîtresse absolue de mes enfants. Je paroissois tout diriger dans ma maison, parce que monsieur d'Estouteville dédaignoit de transmettre ses ordres à un autre qu'à moi; au fait, je ne décidois sur rien, ne disposois de rien, et chaque matin, en trois mots, il me signifioit ses volontés.

"Je l'avois épousé fort jeune, lui

étois entièrement soumise, et je savois trop combien il étoit inutile de chercher à l'attendrir. Ce fut donc Alfred que j'essayai de ramener: il me répondoit avec calme, mais différoit toujours le moment de s'engager. Cette résolution dans le caractère le plus doux, le plus tendre, ne pouvoit qu'être l'effet d'une passion; et j'avois presque deviné ses sentiments, lorsqu'il me les

Savoua.

Alfred, Sophie, à genoux devant moi, me firent promettre que je tenterois de fléchir monsieur d'Estouteville. Dieu m'est témoin si je les aimois, et n'aurois pas donné ma vie pour le bonheur d'Alfred.

"Aux premiers mots que je hasardai, : monsieur d'Estouteville ne parla que d'éloignement, de séparation, de la né

cessité d'arracher mes enfants à ma foiblesse. Une commanderie, que ses pères avoient fondée lors de la création de l'ordre, étoit vacante, et, par le mariage d'Alfred, sortiroit de sa maison. D'ailleurs il ne pouvoit supporter l'idée de partager sa fortune entre ses deux fils. "Monsieur d'Estouteville ordonna qu'Amélie partiroit le lendemain pour l'abbaye de Chelles, s'y feroit religieuse, ou du moins n'en sortiroit pas, même pour une heure, tant qu'il existeroit.

“Ce fut lui qui voulut conduire sa nièce au couvent. Alfred resta près de moi: Sophie, qui avoit un peu de la fermeté de son père, l'encourageoit à une réspectueuse résistance. Monsieur d'Estouteville s'en aperçut, et la mit dans un monastère différent de celui où étoit Amélie.

"Désolée de la dispersion de ma famille, je connoissois trop le monde pour laisser pénétrer par un air chagrin ce genre de peine qu'il étoit nécessaire de cacher. Ma maison resta ouverte et brillante comme de coutume. J'abandonnois mes jours, ma vie à des indifférents. On me croyoit heureuse, peutêtre envioit-on ma destinée; tandis que mon cœur étoit rempli d'inquiétude et de douleur. Mes enfants souffroient! Mais ce n'est pas moi qui les faisois souffrir.

"Dès qu'Alfred, mon aimable Alfred me savoit seule, il venoit me parler de ses peines. Trouvant dans sa mère la plus tendre amie, il lui suffisoit d'être près de moi pour devenir plus tran quille. Et quelle étoit mon occupation? D'adoucir aux yeux d'Alfred la sévé

rité de son père; d'affoiblir auprès de monsieur d'Estouteville la désobéissance d'Alfred. Lorsqu'ils ne s'entendoient que par moi, ils se croyoient toujours au moment d'être contents l'un de l'autre; s'ils se parloient, les emportements de monsieur d'Estouteville désespéroient mon pauvre Alfred: que j'étois malheureuse!

"Je suis bien vieille, et ne conçois pas qu'en disant, J'étois malheureuse! on ne ramène pas vers soi l'esprit le plus prévenu.

"Mon Alfred ne jouit pas longtemps de la consolation d'être près de moi; son père craignoit que, trop foible et trop tendre, je n'encourageasse sa désobéissance; il lui fit donner l'ordre de rejoindre son régiment.

Quelques jours avant son départ,

« PreviousContinue »