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absence? Madame d'Estouteville seule pourroit m'en instruire; mais sous quel prétexte oser faire une question à une personne qui possède si bien le sentiment des convenances!

La maréchale est une femme respectable par son âge, jeune par son esprit, recherchée par tout ce qui prétend à quelque considération. Ce n'est pas un petit succès pour un jeune homme ou une jeune femme qui entre dans le monde, que d'être appelé près de son fauteuil pour causer avec elle.

Distinguée sur-tout par une extrême politesse, madame d'Estouteville n'oublie jamais les égards qu'elle doit aux autres, ni le respect qu'elle peut en attendre; aussi ne souffre-t-elle point ces éclats de voix qui avertissent la contradiction et encouragent les disputes; elle dit sa pensée telle qu'elle est, sans atta

cher le moindre prix à vous convainere, ni laisser l'espoir qu'elle pourra être ramenée à une autre opinion.

Jamais elle ne s'abaisse à dire une méchanceté positive, à donner une décision offensante; le blâme, chez elle ne s'exprime que par le mépris; l'aversion,que par l'éloignement: aussi, lorsqu'elle dit d'un homme, on ne le connoit pas, c'est qu'il n'a jamais été en bonne compagnie; et lorsqu'elle se permet cette expression, je ne le vois point, c'est qu'il n'est plus digne d'y être admis.

Voilà ce qu'elle est pour tout le monde; mais pour moi, quelle tendre surveillance! Je suis encore à concevoir pourquoi mon père avoit évité de me mener chez elle; pourquoi, dans mon enfance, il ne m'a jamais prononcé le nom d'aucun de mes parents. Je ne le blâme pas,

mais ne puis m'empêcher de croire que, dans cet isolement, cette profonde retraite, il entroit bien autant de misantropie que de désir de me donner une merveilleuse éducation. Cependant, lorsque de telles idées se présentent à mon esprit, je les repousse comme une. sorte d'ingratitude.

Mon père, mon excellent père! si des chagrins vous ont éloigné d'un monde et brillant et heureux, n'avez-vous pas toujours laissé arriver jusqu'à vous les infortunés? Moi-même, dans vos terres, pendant mes voyages, vous ai-je jamais imploré pour le pauvre, sans obtenir plus qu'il n'auroit osé demander? Vous me l'avez dit mille fois, votre plus cher désir étoit de former mon cœur. Hé bien! le mystère que vous me faites de vos peines tournera à mon avantage: je l'avouerai, votre éloignement

de la société me paroît trop austère; votre séparation de ma famille, un peu hors de l'ordre; mais, si la conduite du meilleur des pères a besoin d'être expliquée au fils le plus reconnoissant pour être approuvée, que sera-ce de la réputation de gens que je connois à peine, et dont je me hasarde à parler?

En me rappelant que j'ai osé juger mon père d'après les apparences, je me souviendrai de ne jamais arrêter ma pensée sur des démarches dont le plus souvent l'excuse ou le motif reste ignoré. Je me promets de ne jamais les interpréter suivant mon humeur ou mon inexpérience.

CHAPITRE XVI.

HIER matin j'allai chez madame d'Estouteville pour lui rendre compte d'une commission dont elle m'avoit chargé.

On me fit entrer dans ce grand appartement où il y a toujours tant de monde, et où je fus charmé de me trouver seul. Il me sembloit presque être chez moi, faire partie de la famille de madame d'Estouteville; enfin j'étois satisfait.

Les portes, les fenêtres étoient ouvertes sur le jardin. Il faisoit un des plus beaux temps d'automne; le soleil, brillant de tout son éclat, donnoit à cette matinée l'air d'une véritable fête. Toutes mes impressions, vives et nouvelles, me

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