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crivoit avec l'autorité d'un père, me la demandoit avec la prière d'un ami.

Jusqu'à l'âge de seize ans, il ne m'a jamais permis de faire la plus légère promesse. "Vous tâcherez, vous es"saierez de mieux faire, me disoit-il; "attendez, pour le promettre, que vous "connoissiez la mesure du temps et la "valeur des choses."-L'habitude prise dès l'enfance de cette sévérité d'expression, a sur-tout contribué à me rendre d'une rigoureuse exactitude dans mes engagements. Mais avant de commencer ces mémoires, qu'il me soit permis de rapporter ici la première circonstance où mon père reçut ma parole et me dit: Je vous crois.

La fermière qui m'avoit nourri demeuroit dans le village voisin. Louise étoit une bonne, une excellente femme; Agathe, sa fille, étoit charmante; elle

m'appeloit son frère, je la nommois ma sœur, et nous nous aimions sans nous en douter.

Mon père savoit que j'allois voir tous les jours la bonne Louise; mais il ignoroit que Louise avoit une fille, et il s'applaudissoit de me trouver un cœur reconnoissant, lorsque j'étois au moment de porter le trouble dans cette honnête famille.

Un jour il envoyoit à Paris: pendant qu'il cachetoit ses lettres, et croyant qu'il ne m'écoutoit pas, je priai son valet de chambre de me rapporter une robe de mousseline très belle, une jolie croix d'or, et un tablier de soie rayée.-" An"toine, c'est une grande affaire que ce "tablier de soie, lui dis-je gaiement; il "ne faut pas qu'on le voie de loin; il ne "le faut pas brun; il faut qu'il soit bien. "-Qu'entendez-vous par bien? reprit

86. mon père. J'entends beaucoup de "choses que je ne puis expliquer, mais "qui ne m'embarrasseroient guère si

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j'avois à le choisir Il est assez in"différent à Louise que le présent que vous voulez lui faire soit joli, ne "suffit-il pas qu'il lui soit utile?" Mon père me regardoit, et, pour la première fois, je me sentis rougir. Il attendoit ma réponse, et je ne pouvois parler. "Ne

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pensez-vous donc point qu'il vaudroit "mieux lui donner l'argent que coûte"ront ces fantaisies?-L'argent seroit pour elle, repris-je en balbutiant, et

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ces fantaisies sont pour sa fille."Ah! c'est différent, reprit mon père. "Antoine, ayez soin des commissions

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que vous donne mon fils; je me

chargerai de fournir à Louise les "choses nécessaires qu'il oublie." Malgré ce petit reproche, je ne voyois que

la joie d'Agathe, que sa parure; si c'étoit une foiblesse, je la croyois permise, puisque mon père ne l'avoit pas défendue: heureux par lui, j'étois content de moi.

Avec quelle habileté il éloigna jusqu'au souvenir de Louise, et passa toute la matinée à m'occuper ou à me distraire! Le soir il me proposa une promenade dans le champ de cette bonne femme; il avoit l'air si indifférent, que j'acceptai sans méfiance, et sans deviner qu'il vouloit savoir jusqu'à quel point Agathe

m'intéressoit.

-Louise nous reçut avec le plaisir qu'elle avoit toujours à me voir; elle montra à mon père le petit jardin que nous cultivions sa fille et moi; il regarda les fleurs les unes après les autres, et j'aurois voulu les bouleverser toutes.

Ce petit jardin étoit exactement sem

blable à celui que depuis trois mois je m'étois fait sous mes fenêtres près du château. Mon père, jouissant du plaisir que je prenois à m'en occuper, avoit voulu me donner un terrain plus considérable: je le refusai à plusieurs reprises; cette bizarrerie l'étonna, et l'auroit peut-être éclairé, si une heureuse défaite ne m'avoit soustrait à ses observations. -Je prétendois ne désirer qu'un jardin assez resserré pour le cultiver moi-même.

Il s'étoit contenté de cette raison, parce qu'elle auroit été la sienne; mais j'en avois une autre dont mon cœur étoit enchanté. J'aimois à me faire un petit jardin semblable en tout à celui d'Agathe.Un églantier étoit chez Agathe, un églantier fut près du château.-Un lilas au château, un lilas chez Agathe... Jours de joie, d'innocence! Jours paisibles! ni la fortune, ni l'ambition, ni

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