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qu'il falloit efprouver fon gouft par l'effay d'un volu me, afin que s'il en eftoit content, j'en euffe plus de courage pour continuer, & s'il ne l'eftoit pas, que je m'efpargnaffe une peine inutile, & que je tournaffe ailleurs mes eftudes & mon application. C'eft ce que je fis il y a plus de vingt-cinq ans en donnant les fix premieres vies. 11 me parut bien-toft que les gens de bon gouft n'avoient pas defapprouvé mon travail, & qu'ils en demandoient la fuite. C'eft ce que j'ay fait. Je n'ay efpargné ni foin ni peine pendant plufieurs années pour rendre cet Ouvrage plus agreable & plus utile qu'il ne l'a esté jusqu'icy, & j'ay lieu d'efperer que mes efforts ne feront pas vains. Le Public auroit efté plustost obéï si je ne m’estois trouvé indispensablement obligé d'interrompre mon travail pour donner d'autres ouvrages. C'est ce qui a retardé l'execution de ce grand deffein.

Toutes les oppofitions & toutes les contradictions que cette traduction aura à effuyer de la part de ceux qui admirent celle d'Amiot dans les endroits mefmes qu'ils n'entendent point, me font connues, & j'y ay fouvent refpondu. Mais j'aimerois bien mieux laisser descouvrir mes raisons à ceux qui prendront la peine de conferer mon Ouvrage avec celuy de ce grand homme, que de les eftaller dans une Preface, où la modeftie perfuade peu, & où la moindre liberté offense tout le monde. Cependant de peur qu'on ne me condamne fans m'entendre, voicy une petite apologie,ou plustost la justification de ce nouveau travail.

Je fuis bien éloigné de vouloir rabaiffer le merite de la traduction d'Amiot; parmi fes plus zelés partisans, il n'y en a point qui luy rende plus de justice. Le genie

de noftre Langue luy a efté parfaitement connu, il a
des phrases tres naturelles & tres-Françoises, & un
tour tres propre & tres-élegant. Je diray mefme qu'il
eft le premier qui ait fenti combien noftre Langue
eftoit capable de nombre & d'harmonie. La plus gran-
de marque de la force & de la beauté de son style
c'est que tous les efforts du temps, c'est-à-dire, une infi-
nité de vieux mots & beaucoup de phrafes qui ne font
plus d'ufage, n'empefchent pas qu'il n'ait encore de la
grace & qu'il ne conferve en beaucoup de chofes toute
la fleur de la nouveauté. On peut dire de fa maniere
d'efcrire ›
ce que Terence dit d'une belle perfonne
qu'on avoit trouvée avec de mefchants habits, & dans
un eftat fort negligé,

Ni vis boni
In ipfa ineffet forma, hac formam extinguerent.

Si elle n'avoit eu un fonds de beauté à ne rien craindre, tant de chofes fi defavantageufes n'auroient pas manqué de l'esteindre de l'effacer. Mais il ne faut pas paffer ces bornes, car de louer ce ftyle dans ce qu'il a de trop negligé, de vieux, & d'entierement hors d'usage, c'est tomber prefque Epift. 1. dans l'enteftement de ceux, dont Horace parle, qui trop amoureux du vieux langage, juroient que les Mufes mesmes avoient dicté fur le Mont d'Albe les Loix des douze Tables, les Livres des Pontifes, & les antiques vo lumes des Devins, qui n'eftoient prefque plus intelli gibles.

Liv. 2.

En effect il y a plus de cinquante ans qu'un des plus grands admirateurs d'Amiot, & un des meilleurs Juges que la France ait eus fur ces matieres, a avoué què la moitié de ses phrafes & de fes expreffions n'estoient

Phorm.
A&. I.

Sc. 2.

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plus Françoifes, & qu'on ne pouvoit plus s'en fervir. Depuis cinquante ans on a retranché encore une grande partie de cette autre moitié ; ainfi voilà une tradution qui a merité l'eftime de fon fiecle & du noftre, dont cependant les trois quarts font dans une langue qu'on ne parle plus. Ce n'est pas la faute du TraduAteur, c'est le fort de toutes les Langues vivantes elles ne font que paffer. Quand on voit les changements qui arrivent à ce qu'il y a de plus fort & de plus solide dans la nature, peut-on esperer que la beauté d'une langue fubfiftera tousjours, & que la grace des mots sera à l'espreuve des ficcles? Il faut donc s'oppofer à ce torrent des chofes humaines en renouvellant celles qui peuvent eftre utiles, & que le temps se hafte

de nous ravir.

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Mais, dit-on, ce vieux langage donne à ces vies de Plutarque la mesme force que le temps donne quelquefois à des tableaux, dont il releve la beauté, & fait qu'on prendroit presque pour des originaux de simples copies. Ce n'eft là qu'une illufion. Le temps peut bien adoucir ou rembrunir les teintes, ou le coloris d'un tableau, & le rendre plus naturel & par confequent plus parfait, mais il ne peut que gafter une Langue vivante, parce que la beauté des Langues vivantes consiste tousjours dans la nouveauté & dans la grace de l'ufage. D'ailleurs quand on regarde Amiot comme Traducteur de Plutarque, cette idée d'original s'évanoüit. Quelle malheureufe condition ne feroit-ce point pour nous & pour les grands hommes dont Plutarque. a efcrit les vies, que la Langue d'Amiot fuft devenuë la Langue dont il faudroit fe fervir toutes les fois qu'on

parleroit de leurs actions? Il n'eft pas mal aifé de ruiner cette imagination par un exemple fenfible: Plutarque & Quinte Curce ont efcrit la vie d'Alexandre; Amiot a traduit celle de Plutarque, & Vaugelas celle de Quinte-Curce. Quoy qu'il y ait une grande difference entre celle de Quinte-Curce & celle de Plutarque, & que celle-cy foit infiniment fuperieure à l'autre, & que d'ailleurs dans le ftyle de Vaugelas il y ait beaucoup de phrases qui ont vieilli, quantité d'autres qui font ou baffes ou familieres, & des fautes mefme contre l'original, cependant il n'y a perfonne qui ne life cette vie avec plus de plaifir dans la Langue de Vaugelas, que dans celle d'Amiot, & par confequent cette derniere n'eft pas necessairement confacrée à escrire les vies de ces hommes illuftres.

Ce vieux langage n'eft pas feulement obfcur & defagreable, il eft encore dangereux pour les mœurs, en ce qu'il peint les choses d'une maniere trop libre, & qu'il s'y trouve quelques termes qui ont aujour d'huy une fignification peu honnefte, qu'ils n'avoient pas du temps d'Amiot.

Mais quand il n'y auroit d'autre danger que de corrompre le langage des jeunes gens, il feroit tousjours d'une extrême neceffité de leur donner ce threfor fous une autre forme ; car ils perdront tousjours plus qu'ils ne gagneront, fi dans leurs eftudes on leur laiffe negliger leur langue, qui eftant une des principales parties & le fondement mefme de l'éloquence, doit eftre cultivée avec beaucoup de foin. On ne fçauroit commencer de trop bonne heure à leur en faire connoiftre la pureté, l'élégance & la delicateffe. Quintilien veut

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qu'on donne aux enfants qui font à la mammelle des nourrices qui parlent purement. A plus forte raison quand ils font dans un âge plus avancé, doit-on ne leur mettre entre les mains que des Livres qui foient purement efcrits. Pourquoy les accouftumer à un langage qu'ils doivent defapprendre, ou qu'ils ne doivent pas parler?

On m'a auffi objecté le peu d'honneur qui peut me. revenir d'une entreprise desja faite avec beaucoup de fuccés, & cette objection n'a rien de folide. En matiere d'ouvrages la gloire doit tousjours se mesurer par l'utilité que les hommes en recevront. Celuy-cy fera affés glorieux pour moy, s'il leur eft utile. Cependant comme il n'y a rien de plus mortifiant, ni de plus capable d'abattre le courage & l'efprit, que de n'ofer esperer de plaire aux gens du premier ordre, j'avouë que j'aurois efté rebuté de ce travail, s'il n'y avoit eu dans la traduction d'Amiot que le vieux langage à reprendre; mais je prendray là liberté de dire qu'il y a de grandes obfcurités, je diray mesme, puisque d'autres l'ont desja dit, qu'il y a beaucoup de fautes. Veritablement il y en a moins qu'on n'en devoit attendre de la longueur & de la difficulté de l'ouvrage, & du temps où il a efté fait, c'est-à-dire, du temps où les Lettres ne faifoient que de renaiftre; mais il y en a qui meritent d'eftre corrigées, & il eft certain, au jugement des fages, qu'il n'est pas moins glorieux de corriger ce qui eft mauvais, que de donner le premier ce qui eft bon; car c'est l'effect de la mefme intelligence.

D'ailleurs c'eft icy un deffein tout different de celuy d'Amiot. Ce grand homme s'eft contenté de don

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