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ensemble de vérités trouvées, constatées, liées entre elles, un symbole de dogmes révélés et imposés; et si l'on veut en faire une science, on ne saurait raisonnablement répudier la seule méthode qui ait pu féconder toutes les autres branches de nos connaissances; car, il s'agit ici, comme en tout autre sujet scientifique, de la recherche et de la démonstration de faits observables et de leurs rapports, des tendances et des actes de la conduite humaine, et des conséquences qu'ils produisent, parmi lesquelles il importe d'apprendre à distinguer sûrement celles qui sont favorables de celles qui sont nuisibles à l'amélioration des facultés et du sort des populations. Et pouvons-nous procéder efficacement à de telles recherches autrement que par l'application, aux données fournies par l'expérience ou l'observation de notre raison et de ses procédés, — l'analyse, la distinction, la comparaison, l'induction, la déduction ou le calcul, seuls moyens de connaître, de comprendre et de constater la vérité qui nous soient naturellement départis?

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Évidemment encore, la science des intérêts communs ne peut consister que dans la détermination vraie de la nature de ces intérêts, et dans la connaissance exacte des faits qui leur sont favorables ou nuisibles; c'est donc uniquement à l'étude des faits sociaux, de leurs causes, de leurs liaisons, de leurs conséquences, que cette science pourra devoir ses progrès; tout autre mode d'investigation serait impuissant à faire saisir aucune vérité, aucune probabilité démontrables, et l'on peut affirmer en toute assurance qu'aussi longtemps que les études morales, et celles ayant pour objet la détermination des principes du droit, se borneront à interroger la conscience ou la raison intuitive, elles seront aussi vaines et aussi stériles que l'était la culture des sciences naturelles, alors qu'au lieu de s'en tenir aux lumières à demander à l'observation ou à l'expérience, on la faisait consister à enfanter des systèmes par la force de l'imagination.

Nous traiterons de ces questions, avec plus de développement, dans la deuxième partie de notre ouvrage; mais l'erreur que nous combattons a si étrangement et si généralement fourvoyé les études sociales, que l'on ne pourrait tenter utilement de les ramener dans la voie normale, si l'esprit n'était pas préalablement affranchi de cette erreur; nous aurons donc à insister encore sur sa démonstration dans la suite de cette introduction.

On reconnaîtra plus tard combien la prédominance de doctrines qui placent, dès le point de départ, les études morales hors des voies expérimentales, a contribué à égarer dans des directions contraires à l'intérêt commun la plupart des esprits cultivés, et par suite, l'opinion générale, et combien les barrières opposées par de tels enseignements à tout avancement moral et social, ont favorisé le développement des activités

nuisibles ou parasites et concouru, par là, à priver les masses les plus nombreuses des populations de l'Europe, des bienfaits que semblaient devoir leur assurer les progrès prodigieux réalisés, depuis moins d'un siècle, dans les sciences et dans l'industrie.

Cependant, si le règne de semblables doctrines a considérablement retardé l'avancement de l'opinion, quant à l'entente éclairée des intérêts communs, il ne l'a point arrêté absolument la seule des sciences sociales qui ait fait de ces intérêts l'objet avoué de ses investigations, a déjà répandu sur eux d'abondantes et salutaires lumières; en France même, malgré l'insuffisance dérisoire des moyens de propagation que laisse à l'économie politique notre régime d'instruction publique, et malgré toutes les fallacieuses directions où l'ensemble de ce régime tend à maintenir les esprits, les notions économiques les plus sûres et les plus utiles commencent à se répandre assez pour motiver un peu d'alarme dans le camp, si nombreux chez nous, des intérêts, des prétentions et des tendances étayés par les erreurs de l'opinion ou les vices de notre état social, et les principes de liberté éclairée et de véritable moralisation que consacrent ces notions, gagnent peu à peu de nouvelles adhésions.

<< Si l'on juge du crédit d'une science par le nombre des écrits qu'elle >> inspire, a dit à ce sujet un publiciste distingué, l'économie politique >> doit être assez en honneur parmi nous. Exclue à peu près de l'ensei>> gnement officiel, malgré le témoignage flatteur que lui a donné le chef » de l'État dans une circonstance solennelle, elle ne reçoit aucun des >> encouragements publics qui abondent jusqu'à l'excès pour d'autres » études bien moins utiles. Elle y supplée par le dévouement et l'acti>>vité d'un petit nombre d'adeptes qui ne se lassent pas d'appeler sur ces >> grands problèmes du travail, de la population, de la richesse, l'atten» tion distraite du public. Elle rencontre des résistances violentes qui »> naissent à la fois de toutes parts: Philosophes, politiques, artistes, >> industriels la repoussent à l'envi, et la haine que lui portent les repré>> sentants de l'esprit administratif et gouvernemental, n'a d'égale que >> celle des écoles socialistes. Malgré toutes ces colères, elle survit, et » qui plus est, elle avance; peu d'années s'écoulent sans lui apporter un >> triomphe. Elle s'insinue dans les lois, dans les mœurs, dans les idées; » elle gagne jusqu'au gouvernement et s'établit dans le camp même de » ses adversaires, parce qu'elle a pour elle la puissance qui finit par user >> toutes les autres, la vérité 1. »

Mais ce salutaire mouvement des esprits est d'une extrême lenteur;

M. de Lavergne, de l'Institut. Revue des Deux-Mondes, livraison du 1er mai 1862, t. 38, p. 222 et suivantes.

les saines doctrines économiques ont à lutter chez nous contre trop d'intérêts mal placés, et trop de préjugés enracinés, pour qu'elles puissent acquérir rapidement, par la seule force de la vérité, et tant que leur enseignement restera aussi étroitement limité qu'il l'est aujourd'hui, la prédominance qu'il serait si désirable et si urgent de leur voir obtenir dans l'opinion, et qu'elles obtiendront certainement un jour, mais dans une durée proportionnée à l'insuffisance de leurs moyens de propagation. L'économie politique n'embrasse pas d'ailleurs l'intégralité des intérêts sociaux; l'étude de la morale scientifique, c'est-à-dire expérimentale, et celle du droit théorique, sont appelées à fournir, sur ces intérêts, un important contingent d'enseignements ou de lumières; mais il faudra, pour cela, qu'elles abandonnent les voies obscures et sans issue où elles se trouvent engagées. Tant que l'on prétendra fouder les principes de la morale et du droit sur autre chose qué l'expérience ou l'observation, seules bases admises par l'économie politique, et repousser tout principe déduit de la connaissance exacte des intérêts, - connaissance qui forme pour ainsi dire la substance de la science économique, il ne sera pas possible que ces études concourent à la mission que nous assignons à l'ensemble des sciences morales et politiques, celle de mettre le plus possible en lumière les intérêts sociaux; elles ne pourront, au contraire, qu'apporter des obstacles considérables à l'accomplissement progressif de cette mission, en opposant aux conclusions déduites de bases vérifiables, des décisions fondées uniquement sur des croyances dogmatiques, ou sur des sentiments personnels, nécessairement fort divergents, et n'ayant de justification qu'en eux-mêmes.

Si l'on reconnaissait cependant que la mission rationnelle des études de morale et de droit théorique, est bien de concourir à éclairer les intérêts sociaux ou communs, et qu'il n'est pas admissible que l'on puisse légitimement leur assigner un autre but, il n'y aurait qu'un moyen de les y ramener, et il consiste à leur appliquer la méthode qui, depuis un siècle, a permis à l'économie politique d'accomplir des progrès certains et considérables, à exclure tout principe dogmatique ou arbitraire, pour s'en tenir exclusivement à ceux qui peuvent être reconnus, vérifiés et péremptoirement démontrés, dans les voies expérimentales. On verra, par la suite, que c'est là, en partie, ce que nous avons voulu tenter.

Nous nous sommes proposé, dans cet ouvrage, de rechercher et d'exposer, au moyen des notions déjà acquises et de celles que nous pourrions y ajouter, les éléments principaux de la science des intérêts sociaux. Mais nous avions d'abord à nous rendre compte de ce qui caractérise essentiellement ces intérêts, afin de donner à l'ensemble de nos recherches un but déterminé avec quelque précision. Nous avons dû, dès lors, nous

arrêter devant une question préalable que l'on peut formuler ainsi : «Est-on d'accord sur l'objet essentiel des intérêts sociaux, sur ce qu'il » s'agit de réaliser pour les servir ou leur donner satisfaction, par consé» quent, sur le but commun des réformes ou des améliorations à pour>> suivre dans les institutions, les mœurs, les opinions ou les tendances; >> en d'autres termes, sur les résultats principaux que doit tendre à pro» duire une civilisation normale? >>

Or, il est aisé de se convaincre que rien n'existe moins qu'un tel accord: sans parler des doctrines religieuses, s'appuyant sur la foi à une révélation expresse, pour lesquelles les règles de la conduite humaine ne sauraient se trouver dans les intérêts de ce monde, et qui, par là, se placent en dehors ou au delà de la sphère purement scientifique, les doctrines ou les opinions rentrant dans cette sphère sont, relativement à la question qui nous occupe, des plus variées, et souvent opposées entre elles.

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Pour quelques-uns, dont l'avis est au fond le nôtre, le but à poursuivre consisterait à réaliser la plus grande somme de moralité, d'intelligence et de bien-être dans le plus grand nombre possible.

Pour d'autres, la civilisation normale consisterait essentiellement à diriger l'homme vers le bien absolu, ou, à la fois, vers le bien, le vrai et le beau; cette dernière formule rallie aujourd'hui la grande majorité des philosophes moralistes; mais cet accord n'est qu'apparent, car dès qu'ils ont à livrer leurs symboles avec un peu de précision et d'étendue, on reconnaît qu'ils ne s'entendent plus entre eux sur ce qui constitue le vrai et le bien moral ou social, que l'entente n'existe pas davantage en ce qui concerne le beau, et que la plupart des articles de ces symboles expriment autant d'avis différents qu'il y a de professeurs indépendants.

Pour d'autres encore, l'appel du grand nombre à la civilisation n'est nullement désirable et devrait, au contraire, être évité, parce que, selon eux, le niveau de la civilisation, comme celui d'une surface liquide, s'abaisserait à mesure qu'on l'étendrait davantage, que l'on voudrait y faire participer les multitudes.

Bref, tout porte à croire que la question dont il s'agit serait résolue très-diversement si on la soumettait, par exemple, aux différentes sections composant notre académie des sciences morales et politiques, et que l'on ne se réunirait pas sans peine, dans chaque section en particulier, à un avis commun.

Il nous a donc paru nécessaire, pour que le but de nos recherches ne restât pas équivoque ou incertain, de présenter notre propre solution, c'est-à-dire, d'expliquer aussi clairement et aussi complétement que nous le pourrons, ce que nous entendons par l'intérêt général ou social, et en quoi consiste, selon nous, le but commun des réformes ou des amé

liorations à poursuivre dans les institutions, les tendances et les mœurs. Tel sera, avec une plus ample justification de la méthode expérimentale, que nous entendons appliquer à toutes les parties de notre œuvre, l'objet principal de cette introduction.

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DE CE QUI CONSTITUE L'OBJET ESSENTIEL DE L'INTÉRÊT
COMMUN OU SOCIAL.

De tous les mobiles naturels de l'homme, l'intérêt est celui qui agit avec le plus de généralité et de constante énergie sur ses déterminations. C'est là une vérité à l'appui de laquelle nous nous dispenserons d'apporter aucun argument d'école, bien convaincu qu'elle s'offre à tous avec assez d'évidence, et qu'elle est assez généralement reconnue, pour n'avoir nullement besoin de démonstration.

Les caractères les plus inhérents à ce mobile, quels que soient les objets, réels ou imaginaires, — qu'il fasse rechercher avec plus ou moins d'ardeur, consistent dans l'aspiration vers le bien-être, vers tout ce qui peut procurer ou faire espérer de la satisfaction, et dans l'éloignement pour la souffrance et les privations, pour tout ce qui peut produire ou faire craindre de la peine.

Comme la vie humaine est inévitablement mêlée de satisfactions et de peines, et que le plus souvent les unes sont la condition des autres, l'intérêt en action se complique toujours de calculs ou de jugements, à la suite desquels les volontés se déterminent, soit à poursuivre une série de satisfactions, lorsqu'on l'estime supérieure aux peines nécessaires pour l'obtenir, soit à subir des souffrances ou des privations pour en éviter de plus grandes, soit à renoncer à des satisfactions immédiates ou prochaines, lorsque ce sacrifice paraît devoir être compensé par des satisfactions ultérieures plus importantes ou plus durables, etc.

Ces calculs peuvent être plus ou moins troublés et faussés par la passion, l'erreur ou l'ignorance; s'ils sont exacts et complets, c'est-àdire, si aucun des éléments qui devaient influer sur la détermination n'a été omis, et si chacun d'eux a été vu tel qu'il est, avec le degré d'importance relative que peut lui attribuer une saine raison, l'intérêt est éclairé; il est aveugle si tout calcul ou toute appréciation raisonnable des éléments de décision sont empêchés ou dominés par la passion, et l'on peut dire qu'il est trompeur ou décevant, lorsque les jugements qui déterminent ses directions sont faussés par l'erreur ou l'ignorance. Considéré chez les individus agissant isolément, ou par groupes liés

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