Page images
PDF
EPUB

» l'humanité. Quoi! je dois embrasser le monde entier dans ma pré>> voyance! Quoi! la vertu est à ce prix! Vous m'imposez une science » que Dieu seul possède. Suis-je dans ses conseils pour ajuster mes >> actions à ses décrets? La philosophie de l'histoire et la plus savante » diplomatie ne suffisent pas alors à se bien conduire. Songez donc qu'il » n'y a point de science mathématique de la vie humaine. Le hasard et » la liberté déjouent les calculs les plus profonds, renversent les fortunes » les mieux établies, relèvent les misères les plus désespérées, mêlent » le bonheur et le malheur, confondent toutes les prévoyances '.

1 Cela équivaut à dire qu'il ne saurait y avoir une science des intérêts généraux, ou que cette science ne servirait à rien; que la prévoyance est chose inutile, sans action sur nos destinées, qui sont l'œuvre du hasard, ou, ce qui revient au même, d'une liberté aveugle dès qu'elle ne saurait prévoir. Est-il surprenant que de telles doctrines, chez les régisseurs de notre enseignement philosophique et moral, aient produit, dans la plupart des esprits qui en ont été atteints, le scepticisme politique, et chez un grand nombre, le scepticisme moral?

Qu'est-ce donc que cette voix infaillible de la justice, que l'on prétend nous donner pour guide, à l'exclusion de toute lumière sur les intérêts humains? Est-il une seule iniquité que ce prétendu guide infaillible n'ait pas positivement consacrée? N'a-t-il pas sanctionné pendant une longue suite de siècles, chez les anciens peuples de la Grèce et de Rome, le droit de la force, de la conquête, du pillage, de l'asservissement, et l'esclavage le plus dégradant? Ces peuples qui avilissaient le travail utile et ne fondaient leur existence que sur la domination et la spoliation ne plaçaient-ils pas leur régime social, leurs institutions, sous l'invocation de la justice divinisée? Plus tard, et pendant le moyen âge, ce guide infaillible n'a-t-il pas consacré le droit féodal, puis l'omnipotence des chefs de l'Église, puis celle des rois? Plus tard encore, et lorsque Bossuet composait sa politique tirée de l'Écriture sainte, ce code de l'absolutisme le plus abrutissant, ne prétendait-il pas s'inspirer de la voix de la justice, même de la justice divine? Et n'est-ce pas sous l'inspiration de ce guide infaillible qu'il glorifia et sanctifia les dragonnades et toutes les atroces persécutions contre les protestants? Sommes-nous bien éloignés du temps où ce même guide enseignait que la faculté de posséder, de travailler, d'échanger, n'était qu'une délégation de la puissance royale, maxime par laquelle on justifiait le régime des priviléges, des corporations, de la réglementation, une multitude d'iniquités dont ne nous sommes pas encore entièrement affranchis? Il n'y a pas un siècle que la voix infaillible de la justice consacrait, en France, la torture; il n'y a pas vingt ans qu'elle y consacrait l'esclavage des nègres de nos colonies, et c'est d'hier seulement que cette abominable institution a cessé d'être sanctionnée par la voix de la justice aux États-Unis; aujourd'hui même, cette voix infaillible inspire à Rome, par l'organe d'un homme également infaillible, la doctrine de l'omnipotence des papes, comme au temps de Grégoire VII, la condamnation de la liberté de conscience, et de toutes les libertés non octroyées par le droit divin, tel qu'on l'entend à Rome.

Telles sont quelques-unes des tristes œuvres de la voix infaillible de la justice. Si l'on disait que, dans de telles œuvres, le sentiment de la justice a manqué de lumières, nous nous rangerions à cet avis; mais nous demanderions comment il

>> Et c'est sur un fondement aussi mobile que vous voulez établir la » morale? Que vous laissez de place au sophisme avec cette loi complai» sante et énigmatique de l'intérêt général! Il ne sera pas bien difficile » de trouver toujours quelque raison éloignée d'intérêt général, qui nous » dispensera d'être fidèles dans le moment présent à nos amis, dès qu'ils » seront dans l'infortune. Cet homme dans la misère, s'adresse à ma » générosité. Mais ne pourrais-je pas faire de mon argent un emploi plus » utile à l'humanité? Demain la patrie n'en aura-t-elle pas besoin? Gar>> dons-le lui vertueusement. D'ailleurs, là même où l'intérêt de tous » semble évident, il reste encore quelque chance d'erreur; il vaut donc >> mieux s'abstenir. La sagesse sera toujours de s'abstenir. Oui, dès » qu'il faudra, pour bien faire, être sûr de servir le plus grand intérêt » du plus grand nombre, il n'y aura que des téméraires ou des insensés » qui oseront agir. Le principe de l'intérêt général enfantera, j'en con» viens, de grands dévouements, mais il enfantera aussi de grands >> crimes. N'est-ce pas au nom de ce principe que les fanatiques de toute » sorte, fanatiques de religion, fanatiques de liberté, fanatiques de phi>>losophie, se faisant forts de connaître les intérêts éternels de l'huma

peut s'éclairer, et si c'est autrement que par une appréciation plus vraie, plus exacte des intérêts humains; si ce n'est pas uniquement à cette cause que sont dus tous les perfectionnements réels que le sentiment de la justice a pu recevoir jusqu'à nos jours, et si ce n'est pas exclusivement par les mêmes moyens, et en l'éclairant de mieux en mieux, que l'on peut espérer d'arriver à supprimer ou à atténuer toutes les iniquités qu'il consacre ou tolère, encore aujourd'hui, dans l'état des sociétés ?

Quant à la grande objection de M. Cousin, sur une règle de conduite qui imposerait à tous l'obligation de posséder la science des intérêts généraux, au point d'avancement où elle serait parvenue, avant de savoir comment ils doivent agir,

elle se réduit à supposer des difficultés qui n'existent pas, et à présenter comme un obstacle à la bonne conduite ce qui est très-évidemment un secours. En effet, bien que la science de l'utilité générale, puisse éclairer et améliorer, dans beaucoup de cas, la conduite individuelle, elle n'est pourtant pas indispensable au grand nombre des individus, du moins dans toutes ses parties, pour se bien conduire, attendu que les actes habituels de la vie privée ont été, depuis fort longtemps et tout au moins depuis le décalogue hébreu, observés et appréciés dans leur nature, leurs causes et leurs conséquences; en sorte que l'opinion distingue généralement assez bien ceux qui sont utiles et méritoires, de ceux qui sont nuisibles ou condamnables, ce qui, dans la plupart des cas, met la conscience de chacun en mesure de prononcer seule, et ne l'oblige à consulter la science qu'exceptionnellement, pour les cas sur lesquels elle n'est pas suffisamment éclairée, et où il lui serait impossible, remarquons-le bien, de prononcer, sans un tel recours, avec connaissance de cause, même alors qu'elle demanderait des inspirations à la voix infaillible de la justice, ou aux principes qui nous commandent de conformer notre conduite soit à notre destination finale, soit à l'ordre universel des choses.

» nité, se sont portés à des actes abominables, mêlés souvent à un désin>> téressement sublime 1?

» Une autre erreur du système est de confondre le bien lui-même avec >> une seule de ses applications: Si le bien est l'intérêt du plus grand » nombre, la conséquence est claire : il n'y a qu'une morale publique et >> point de morale privée; il n'y a qu'une seule classe de devoirs, les >> devoirs envers les autres et point de devoirs envers nous-mêmes. Mais » c'est retrancher précisément ceux de nos devoirs qui garantissent le >> plus sûrement l'exercice de tous les autres. Les relations les plus cons>> tantes que je soutiens, sont avec cet être qui est moi-même. Je suis >> ma société la plus habituelle. Je porte en moi, comme l'a très-bien dit » Platon, une cité complète, tout un monde d'idées, de sentiments, de » désirs, de passions, de mouvements qui réclament une législation. >> Cette législation nécessaire est supprimée 2. »

Il y a vraiment dans cette façon de raisonner, chez l'un de nos professeurs de raisonnement les plus influents, une puérilité et une incohérence qui trahissent la faiblesse de la thèse qu'il défend. Quoi! lorsque l'intérêt général, l'intérêt commun, aura été reconnu et scientifiquement constaté en un point, comme il l'est déjà sur une multitude de points, en économie politique surtout, la règle qui en résultera sera une loi complaisante et énigmatique? S'il est scientifiquement constaté, par exemple, qu'il n'est pas vrai, comme on l'a cru longtemps, que le dommage de l'un fasse le profit de l'autre, n'en résultera-t-il pas, qu'au lieu d'être intéressés à nous dépouiller les uns les autres, nous le sommes, au contraire, à nous servir mutuellement? Et qu'y a-t-il de complaisant ou d'énigmatique dans une telle vérité? Mais n'est-ce pas aux principes d'action préconisés par M. Cousin et son école, — à la conscience ou au sentiment de la justice, privés de lumière expérimentale, aux principes qui recommandent de conformer la conduite à notre destination finale ou à l'ordre universel des choses, — qu'il convient d'appliquer ces qualifications, et ne peut-on taxer à bon droit de tels principes d'être complaisants et énigmatiques?

Qu'est-ce, ensuite, que ce refus d'accomplir un acte de bienveillance ou de générosité, fondé sur ce qu'il pourrait ne pas être conforme à l'intérêt général? Si la générosité manque, l'acte ne s'accomplira pas, quelque soit le principe d'action que l'on ait adopté, et l'on trouvera assurément dans la conscience, dans la voix infaillible de la justice, dans l'ordre universel des choses, etc., plus de prétextes pour ne pas l'accomplir, que n'en saurait fournir le principe de l'utilité générale.

Qu'est-ce encore que la prétendue impossibilité d'agir en présence de ce principe, à moins d'être téméraire ou insensé, rapprochée de l'assertion qu'il enfantera de grands dévouements, mais aussi de grands crimes, et de l'assimilation de ce même principe d'action, le seul scientifique et le plus étranger aux passions, avec le fanatisme religieux ou politique? De bonne foi, y a-t-il, dans tout cela, autre chose que de la phrase vide de pensées déterminées ?

2 Du vrai, du beau et du bien, 2o édition, p. 322 à 328.

Qu'y a-t-il de vrai dans cette dernière observation de M. Cousin ? Nous avons vu

Telles sont, dans leur entier, les objections formulées par M. Cousin contre le principe de l'utilité générale; avant de compléter les réfutations, déjà concluantes ce nous semble, que nous avons données en note, nous transcrirons encore d'autres objections présentées par M. Louis Reybaud.

« Ce n'est qu'à la suite de l'affaiblissement des idées religieuses qu'a » pu se faire jour la morale moderne qui se fonde sur le calcul, et dont >> Bentham est le représentant le plus célèbre........... La plus grande erreur » des écrivains qui ont proposé aux sociétés cette nouvelle règle de con» duite, c'est d'avoir confondu deux choses qui demeureront éternelle» ment distinctes, le sentiment et la raison. Quelques efforts que l'on >> fasse pour les concilier, ces deux mobiles conserveront une action » indépendante et divergente en plus d'un cas. La tête et le cœur ne se » déterminent pas par les mêmes impressions et n'obéissent pas aux >> mêmes influences; ils peuvent se tempérer l'un l'autre, mais ils ne se >> confondent pas..... Voilà en quoi pèche la donnée fondamentale » de Bentham et de la secte que l'on désigne sous le nom d'utilitaire '.

que la portée du principe de l'utilité générale, donné comme règle de la conduite humaine, se résume dans l'amélioration des facultés et du sort des populations; dès lors la direction de tous les devoirs, tant envers les autres qu'envers nous-mêmes, n'est-elle pas déterminée par cette règle? Si, dans un cas donné, la science des intérêts constate que telle ligne de conduite est dans la voie de l'utilité générale, tandis que telles autres sont contraires à cette voie ou s'en écartent, n'est-il pas clair qu'il en résulte une double obligation morale; d'abord, celle de suivre nous-mêmes la première de ces lignes de conduite, puis celle de concourir, par nos efforts, à ce qu'elle soit suivie par les autres le plus généralement possible? S'il est vrai que le but suprême de la morale doit être d'améliorer les facultés et le sort de l'humanité, il est bien certain que les devoirs envers nous-mêmes et envers les autres ne sauraient être dirigés vers un autre but, et que chacun de nous doit s'efforcer d'améliorer ses propres facultés, de développer ses qualités utiles, de maîtriser et d'annuler le plus possible ses penchants nuisibles. Ainsi, la législation intérieure dont parle M. Cousin, loin d'être, comme il l'affirme, suppriméé par l'adoption du principe de l'utilité générale, est au contraire confirmée et positivement tracée, dans un but bien déterminé, et d'après des bases vérifiables qui permettent d'améliorer, de compléter cette législation à mesure que la science des intérêts fait de nouveaux progrès; tandis qu'aucun des autres principes d'action proposés n'est rattachable à un but que l'on ait pu nettement assigner; qu'aucun n'est progressif, puisque tous repoussent la lumière expérimentale, et qu'en dehors du petit nombre de cas où l'évidence est manifeste, il est impossible d'en tirer des règles de conduite vraies et uniformes, attendu que la prétention de les rendre indépendantes de l'expérience les prive de toute base vérifiable, et qu'elles émanent seulement de sentiments, nécessairement variables d'un individu à l'autre.

Cette secte compte des hommes tels que Bentham, Dumont, J.-B. Say,

....

>> Le premier inconvénient que l'on découvre dans cette doctrine, >> est celui où tombent les esprits absolus. Tous ils sont en quête d'un >> principe unique pour le gouvernement des sociétés; tous ils imaginent >> une panacée et la déclarent propre à guérir nos mille souffrances. » Hobbes, avec l'antiquité, a pour idéal l'obéissance; Harrington adoptera » une loi d'équilibre; certaines sectes modernes l'harmonie; les nive>> leurs chartistes et communistes l'égalité sans limites; Bentham est » pour l'utilité; les philanthropes pour la charité 1. Évidemment chacun » de ces mobiles a du bon, mais ils ne peuvent être tous à la fois la » règle unique des hommes et l'inconnue du problème social. Les inven>> teurs à systèmes sont d'impitoyables Procustes: quand leur thème est >> fait, il faut que tout s'y adapte de gré ou de force; ils étirent ou retran>> chent ce qui n'a pas les dimensions exigées. Le tort de Bentham, » comme celui des autres sectaires, a été de forcer souvent la démons>>tration de son idée, de lui attribuer un caractère exclusif et universel. >> Il ne faut pas condamner ce qui est utile, mais il serait dangereux de >> faire dominer ce mot dans les tendances morales, avec les acceptions >> vraies ou fausses qui en découlent. Quand le christianisme imposait » la charité, c'est-à-dire l'oubli de soi pour les autres, il savait bien que » l'instinct de l'homme empêcherait qu'il ne commît d'excès en ce >> genre. En recommandant l'utilité, c'est-à-dire l'oubli des autres pour >> soi, Bentham aurait dû se souvenir que c'est là un sentiment qui n'a

Ch. Comte, Ch. Dunoyer, M. J. St. Mill, etc., et comprend tous ceux qui, désespérant du progrès des sciences morales et politiques, tant qu'elles resteront dans les voies sans issue où la plupart sont engagées, ont cherché à les ramener dans les voies de l'expérience et de l'observation, les seules qui aient pu assurer le progrès des sciences naturelles; en voyant dans ces hommes des sectaires, M. Reybaud les place, dans sa pensée, au niveau des utopistes dont il a apprécié les systèmes, des partisans des idées de Saint-Simon, d'Owen, de Fourier, etc. M. Reybaud est un éminent esprit et un élégant écrivain; mais il se montre ici par trop exclusif pour les doctrines qui n'ont pas la marque de son école; il est probable qu'au temps du règne de l'Astrologie et de l'Alchimie, il eût fait des utopistes et des sectaires des premiers astronomes et des premiers chimistes.

M. Reybaud ne prend pas garde ici que le principe de l'utilité générale n'exclut que ce qui est démontré nuisible, et rien absolument de ce qui est démontré utile; en sorte qu'il est en complète harmonie avec toutes les améliorations sociales, avec toutes les aspirations de l'homme en général, et que si Bentham est pour l'utilité, il est aussi absurde d'en faire, pour cela, un sectaire, qu'il le serait de donner la même qualification à un professeur d'hygiène, parce qu'il aurait déclaré être pour la santé C'est à cette disposition, existant dans beaucoup d'esprits, à prendre le principe de l'utilité générale dans un sens restreint, bien que les termes dans lesquels il est exprimé ne le permettent pas, que sont dues la plupart des répulsions qu'il a soulevées.

« PreviousContinue »