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Les églogues allégoriques ne sont pas non plus sans difficulté. Le Mantouan, qui étoit Carme, en a fait une où des bergers disputent en représentant deux carmes, dont l'un est de l'étroite observance, et l'autre est mitigé : le Bembe est leur juge. Ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'il leur fait ôter leurs houlettes de peur qu'ils ne se battent. Du reste, quoique l'allégorie l'allégorie ne soit ne soit pas mal gardée, il est trop ridicule de voir le différend de ces deux espèces de carmes traité en églogue.

J'aimerois encore mieux qu'un berger représentât un carme, que de le voir faire l'épicurien, et de lui entendre dire des impiétés. Cela arrive quelquefois aux bergers du Mantouan, quoiqu'ils soient très-grossiers, et que le Mantouan fût religieux. Amintas, dans une mauvaise humeur où il est contre les loix et contre l'honnêteté, parce qu'il est amoureux, dit que l'homme est bien fou de s'imaginer qu'il ira dans les cieux après sa mort; et il ajoute que tout ce qui en arrivera, sera peut-être qu'il passera dans un oiseau qui volera dans les airs. En vain le Mantouan pour excuser cela, dit qu'Amintas avoit passé bien du temps à la ville. En vain Badius son commentateur ( car tout moderne qu'est le Mantouan, il a un commentateur et aussi zélé que le seroit celui d'un ancien), tire de-là cette belle réflexion, que l'amour fait qu'on doute des

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choses de la foi. Il est certain que ces erreurs-là, qui doivent être détestées de tous ceux qui les connoissent doivent être ignorées des bergers.

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En récompense le Mantouan fait quelquefois ses bergers fort dévots. Vous voyez dans une églogue un dénombrement de toutes les fêtes de la Vierge; dans une autre une apparition de la Vierge, qui promet à un berger que quand il aura passé sa vie sur le Carmel, elle l'enlevera dans des lieux plus agréables, et lui fera à jamais habiter les cieux avec les Dryapes et les Hamadryades nouvelles Saintes que nous ne connoissions pas encore dans le paradis.

Ces ridicules sensibles, et pour ainsi dire palpables, sont bien aisés à éviter dans le caractère des bergers; mais il y en a d'autres un peu plus fins, où l'on tombe plus aisément. Il ne faut point que des bergers disent des choses brillantes. Il en échappe quelquefois à ceux de Racan, quoiqu'ils aient coutume d'être assez retenus sur cet article. Pour les auteurs Italiens, ils sont toujours si remplis de pointes et de fausses pensées, qu'il semble qu'on doive leur passer ce style comme leur langue naturelle. Ils ne se contraignent nullement, quoiqu'ils fassent parler des bergers, et ils n'en emploient pas des figures moins hardies ni moins ou

trées.

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porte

L'auteur de la manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, condamne la Sylvie du Tasse, qui, en se mirant dans une fontaine et en se mettant des fleurs leur dit qu'elle ne les pas pour se parer, mais pour leur faire honte. Il trouve la pensée trop recherchée et trop peu naturelle pour une bergère : on ne peut se dispenser de souscrire à ce jugement. Mais après cela on doit s'épargner la peine de lire des poésies pastorales du Guarini, du Bonarelli et du cavalier Marin, pour y trouver rien de pastoral; car la pensée de Sylvie est la chose du monde la plus simple, en comparaison de celles dont ces auteurs sont pleins.

L'Aminte du Tasse est en effet ce que l'Italie a de meilleur dans le genre pastoral. Cet ouvrage a certainement de grandes beautés ; cet endroit même de Sylvie, hormis ce qu'on y vient de remarquer, est une des plus agréables choses et des mieux peintes que j'aie jamais vues; et l'on doit être bien obligé à un auteur Italien de ne s'être pas davantage abandonné aux pointes. Mais je ne crois pas que tous les poëtes de l'Italie ensemble en puissent fournir de plus ridicules que celles de cette églogue de Marot, où le berger Colin dit sur la mort de Louise de Savoie, mère de François premier:

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Rien n'est ça-bas qui cette mort ignore;

Coignac s'en coigne en sa poitrine blême ;

Romorantin la perte remémore,

Anjoug fait joug, Angoulême est de même,
Amboise en boit une amertume extrême,

Le Maine en meine un lamentable bruit, &c.

De Segrais, dont les poésies pastorales sont fort estimées, avoue qu'il n'a pas toujours exactement gardé le style qui y est propre. Il dit qu'il a été quelquefois obligé de s'accommoder au goût de son siècle, qui demandoit des choses figurées et brillantes; mais il ne l'a fait qu'après avoir bien prouvé qu'il savoit parfaitement attraper, quand il vouloit, les vraies beautés de l'églogue. On ne sait quel est le goût de ce temps-ci; il n'est déterminé ni en bien ni en mal, et il paroît qu'il va flottant, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ainsi je crois que puisqu'on hasarde toujours également de ne pas réussir, il vaut mieux suivre les règles et les véritables idées des choses.

Entre la grossièreté ordinaire des bergeres de Théocrite, et le trop d'esprit de la plupart de nos bergers modernes, il y a un milieu à tenir ; mais loin qu'il soit aisé à prendre dans l'exécution, il n'est seulement pas aisé à marquer dans la théorie. Il faut que les bergers aient de l'esprit, et de l'esprit fin et galant; ils ne plaitoient pas sans cela. Il faut qu'ils n'en aient que jusqu'à un certain point; autrement ce ne seroient plus des bergers.

Je vais tâcher de déterminer quel est ce point, et hasarder l'idée que j'ai là-dessus.

Les hommes qui ont le plus d'esprit, et ceux qui n'en ont que médiocrement, ne diffèrent pas tant par les choses qu'ils sentent, que par la manière dont ils les expriment. Les passions portent avec tout leur trouble une espèce de lumière, qu'elles communiquent presque également à tous ceux qu'elles possèdent. Il y a une certaine pénétration, de certaines vues attachées, indépendamment de la différence des esprits, à tout ce qui nous intéresse et nous pique. Mais ces passions qui éclairent à-peu-près tous les hommes de la même sorte, ne les font pas tous parler les uns comme les autres. Ceux qui ont l'esprit plus fin, plus étendu, plus cultivé, en exprimant ce qu'ils sentent, y ajoutent je ne sais quoi qui a l'air de réflexion, et que la passion seule n'inspire point; au lieu que les autres expriment leurs sentimens plus simplement, et n'y mêlent pour ainsi dire rien d'étranger. Un homme du commun dira bien: " j'ai si fort souhaité que ma maîtresse fût fidelle, que j'ai cru qu'elle l'étoit,» mais il n'appartient qu'à la Rochefoucault de dire : « l'esprit a été en moi la dupe du cœur ». Le sentiment est égal, la pénétration égale; mais l'expression est si différente, que l'on croiroit volon tiers que ce n'est plus la même chose.

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