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paysans,

Ces discours ne sentent-ils point trop la campagne, et ne conviennent-ils point à de vrais plutôt qu'à des bergers d'églogues ?

Virgile, qui, ayant eu devant les yeux l'exemple de Théocrite, s'est trouvé en état d'enchérir sur lui, a fait ses bergers plus polis et plus agréables.. Si l'on veut comparer sa troisième églogue avec celle de Lacon et de Comatas, on verra comment il a trouvé le secret de rectifier et de surpasser ce qu'il imitoit. Ce n'est pas qu'il ne ressemble encore un peu trop à Théocrite, lorsqu'il perd quelques vers à faire dire à ses bergers:

Mes brebis, n'avancez pas tant sur le bord de la rivière; le bélier qui y est tombé n'est pas encore bien séché ».

Et, CC

Tityre, empêche les chèvres d'approcher de la rivière ; je les laverai dans la fontaine quand il

en sera temps ».

Et,

petits bergers, faites rentrer les brebis Hans le bercail; si la chaleur desséchoit leur lait, comme il arriva l'autre jour, nous n'en tirerions

rien ".

Tout cela est d'autant moins agréable, qu'il vient à la suite de quelques traits d'amour fort jolis et forr galans, qui ont fait perdre au lecteur le goût des choses purement rustiques.

Calpurninus, auteur d'églogues, qui a vécu près de trois cent ans après Virgile, et dont les ouvrages

ne laissent

pas d'avoir quelque beauté, paroît avoir eu regret que Virgile n'ait exprimé que par les mots, novimus et qui te, les injures que Lacon. et Comatas se disent dans Théocrite; encore ce trait auroit-il été meilleur à supprimer tout-à-fait. Calpurnius a trouvé cela digne d'une plus grande étendue, et a fait une églogue qui n'aboutit qu'à ces injures que se disent avec beaucoup de chaleur deux bergers prêts à chanter l'un contre l'autre ; de quoi celui qui les devoit juger est si effrayé, qu'il les laisse là et s'enfuit. Belle conclusion!

Il n'y a point d'auteur qui ait fait des bergers si rustiques que Baptiste Mantouan, poëte latin du siècle passé, que l'on a comparé à Virgile, quoiqu'assurément il n'ait rien de commun avec lui que d'être de Mantoue. Le berger Faustus, en faisant le portrait de sa maîtresse, dit qu'elle avoit un gros visage boursoufflé et rouge; er que, quoiqu'elle fût à-peu-près borgne, il la trouvoit plus belle que Diane. On ne s'imagineroit jamais quelle précaution prend un autre berger avant que de s'embarquer dans un assez long discours; et qui sait si le Mantouan ne s'applaudissoit pas en ces endroits d'avoir copié la nature bien fidellement !

Je conçois donc que la poésie pastorale n'a pas de grands charmes, si elle est aussi grossière que le naturel, ou si elle ne roule précisément que sur les choses de la campagne. Entendre parler

de brebis et de chèvres, des soins qu'il faut prendre de ces animaux, cela n'a rien par soi-même qui puisse plaire : ce qui plaît, c'est l'idée de tranquillité attachée à la vie de ceux qui prennent soin des brebis et des chèvres. Qu'un berger dise: « mes moutons se portent bien, je les mène dans les meilleurs paturages, ils ne mangent que de bonne herbe, » et qu'il le dise dans les plus beaux vers du monde, je suis sûr que votre imagination n'en sera pas beaucoup flattée. Mais qu'il dise : « " que ma vie est exempte d'inquiétude. Dans quel repos je passe mes jours! Tous mes desirs se bornent à voir mon troupeau se porter bien; que les paturages soient bons, il n'y a point de bonheur dont je puisse être jaloux, &c. » Vous voyez que cela commence à devenir plus agréable; c'est que l'idée ne tombe plus précisément sur le ménage de la campagne, mais sur le peu de soins dont on y est chargé, sur l'oisiveté dont on y jouit ; et, ce qui est le principal, sur le peu qu'il en coûte pour y être heureux.

Car les hommes veulent être heureux, et ils voudroient l'être à peu de frais. Le plaisir, et le plaisir tranquille, est l'objet commun de toutes leurs passions, et ils sont tous dominés par une certaine paresse. Ceux qui sont les plus remuans, ne le sont pas précisément par l'amour qu'ils ont pour l'action, mais par la difficulté qu'ils ont à se contenter.

L'ambition, parce qu'elle est trop contraire à cette paresse naturelle, n'est ni une passion générale, ni une passion fort délicieuse. Assez de gens ne font point ambitieux : il y en a beaucoup qui n'ont commencé à l'être que par des engagemens qui ont. précédé leurs réflexions, et qui les ont mis hors d'état de revenir jamais à des inclinations plus tranquilles; et ceux enfin qui ont le plus d'ambition, se plaignent assez souvent de ce qu'elle leur coûte. Cela vient de ce que la paresse n'a pas été étouffée; pour lui avoir été sacrifiée, elle s'est trouvée plus foible, et n'a pas emporté la balance: mais elle ne laisse pas de subsister encore, et de s'opposer toujours aux mouvemens de l'ambition. Or on n'est point heureux tant que l'on est partagé entre deux inclinations qui se combattent.

Ce n'est pas que les hommes pussent s'accommoder d'une paresse et d'une oisiveté entière; il leur faut quelque mouvement, quelque agitation, mais un mouvement et une agitation qui s'ajuste, s'il se peut, avec la sorte de paresse qui les possède; et c'est ce qui se trouve le plus heureusement du monde dans l'amour, pourvu qu'il soit pris d'une certaine façon. Il ne doit pas être ombrageux, jaloux, furieux, désespéré; mais tendre, simple, délicat, fidèle, et, pour se conserver dans cet état, accompagné d'espérance. Alors on a le

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cœur rempli, et non pas troublé; on a des soins, et non pas des inquiétudes; on est remué, mais non pas déchiré; et ce mouvement doux est précisément tel que l'amour du repos, et que la paresse naturelle le peut souffrir.

Il n'est que trop certain, d'ailleurs, que l'amour est de toutes les passions, la plus générale et la plus agréable. Ainsi, dans l'état que nous venons de décrire, il se fait un accord des deux plus fortes passions de l'homme, de la paresse et de l'amour. Elles sont toutes deux satisfaites en même temps; et, pour être heureux, autant qu'on le peut être par les passions, il faut que toutes celles l'on a s'accommodent les unes avec les autres. que Voilà proprement ce que l'on imagine dans la vie pastorale. Elle n'admet point l'ambition, ni tout ce qui agite le cœur trop violemment; la paresse a donc lieu d'être contente. Mais cette sorte de vie

par son oisiveté et par sa tranquillité, fait naître l'amour plus facilement qu'aucune autre, ou du moins le favorise davantage; et quel amour? Un amour plus simple, parce qu'on n'a l'espas prit si dangereusement raffiné; plus appliqué, parce qu'on n'est occupé d'aucune autre passion; plus discret, parce qu'on ne connoît presque pas la vanité; plus fidèle, parce qu'avec une vivacité d'imagination moins exercée, on a aussi moins d'inquiétudes; moins de dégoûts, moins de caprices;

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