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celtique recule devant les conquérants germains; il se repli pas à pas et comme en grondant jusque dans l'Armorique. son dernier et inexpugnable asile. C'est là qu'aujourd'hu encore, après tant de siècles, tant d'invasions, tant de bouleversements, il subsiste tel qu'on le parlait au vr siècle de notre ère1. Au milieu des changements universels de l'Europe, la Bretagne semble demeurer immobile; et, pareille à ses mystérieux dolmens, elle s'élève dans un coin de la France comme l'ombre de notre passé, comme le dépositaire des vieilles mœurs et des antiques souvenirs.

Non contente de se perpétuer dans une de nos provinces, la langue celtique a laissé des traces nombreuses dans le reste de la France. Plusieurs milliers de mots français paraissent n'avoir pas d'autre origine. M. F. Edwards a recueilli, dans sa Lexicographie, une quantité innombrable de termes français et anglais dérivés des idiomes qu'ont parlé les Gaulois2. Cet héritage ne se borne pas à la partie matérielle de la langue, aux mots qui désignent les objets; il s'étend aux procédés généraux de l'élocution, à l'esprit de la grammaire, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus intime et de plus ineffaçable dans un peuple. On a remarqué avec raison que la différence la plus caractéristique qui sépare le français du latin consiste dans l'emploi de l'article et dans la suppression des désinences de la déclinaison. Or, l'usage de l'article appartient aux idiomes celtiques, quoique le mot dont nous avons fait notre article soit d'origine latine (ille, illa, etc.). Quant aux déclinaisons, il n'en existe ni dans le dialecte gallois ni dans le breton: il était naturel que les peuples qui parlaient ces langues continuassent à s'en

4. Voyez dans les Chants populaires de la Bretagne, recueillis par M. de La Villemarqué, une satire de Taliesin, barde gallois du vre siècle, et comparez-la avec la version en breton moderne que le même éditeur a placée en regard. Il résulte des curieux travaux de M. F. Edwards, que le breton moderne a subi des pertes plutôt que des changements.

2. Recherches sur les langues celtiques. La lexicographie embrasse toute la seconde moitié du volume,- Nous citerons comme exemples les premiers mots qui tombent sous nos yeux: fr. havre; gall., bret., et gaël. écoss. aber. Fr. amarre; bret. et gaël. éc. amar. - Fr. arsenal; gall. et bret. arsenal. Fr. attiser; br. atizer. Fr. bec; gal. bek. Fr. bac; br. bak. boucle, br. bucel; gaël. éc. bucal; gaël. irl. bucla. Fr. botte; gall. bot; br. botez,

passer quand ils se mirent à apprendre le latin. Mais une circonstance bien plus frappante, c'est qu'un des dialectes gaulois, le gaël, qu'on parle encore en Écosse et en Irlande, possédait une ébauche de déclinaison dans laquelle le nominatif et le génitif singulier se tournaient au pluriel en sens inverse; en sorte que le nominatif de chacun des deux nombres était en même temps le génitif de l'autre. Or, cette interversion des formes au pluriel, si bizarre en elle-même, se retrouve précisément dans la fameuse règle de l's constatée par Raynouard, et qui régit également, au commencement du moyen âge, les deux dialectes français dont nous parlerons bientôt 2.

Il n'est pas jusqu'à la prononciation française qui ne témoigne de notre descendance. Tous les sons simples du français se retrouvent dans le breton, et tous ceux du breton, à l'exception d'un seul (le ch ou le x), sont aussi dans notre langue l'u et l'e très-ouvert, l'e muet, si rare partout ailleurs, le j pur, inconnu à toute l'Europe, sont communs à la langue française et aux idiomes celtiques. Le t euphonique (viendra-t-il), cette singularité de notre langue, est, dit M. Edwards, très-fréquent dans le gaëlique. Ce savant a même cru reconnaître que la différence si tranchée entre la prononciation du nord et celle du midi de la France correspond jusqu'à un certain point à une différence analogue dans

1. Par exemple, quand le singulier était :

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2. Cette règle consiste dans l'emploi de l's final au nominatif singulier des noms masculins, et aux cas obliques du pluriel. Ainsi on disait au singulier : Nominatif, Rois (Roi) Génitif et cas obliques, Roi.

Au pluriel:

Nom., Roi,

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Il est vrai qu'on peut expliquer la présence ou l'absence de l's dans ces divers cas par l'imitation de la langue latine, qui souvent l'admet au nominatif singulier et à certains cas obliques du pluriel; tandis qu'elle le rejette aux cas obliques du singulier et au nominatif du pluriel: Dominus, domino, et domini, dominis.

les idiomes primitifs des Gaulois. Par exemple, l'idiome breton parlé alors dans les provinces du nord, emploie fréquemment l'n nasal, qu'on ne trouve pas dans le gaëlique, dialecte des Gaulois du midi.

Cette persistance du langage nous étonnera moins si nous songeons que la race celtique a conservé avec la même ténacité ses coutumes, ses mœurs et même ses lois. Un savant jurisconsulte vient de montrer dans le droit coutumier de la France des restes certains et nombreux de l'ancienne législation gauloise1.

La poésie de cette population primitive ne mérite pas moins que sa langue de fixer un instant notre attention.

Bestes de la poésie gauloise.

Toute la culture intellectuelle de la race celtique était confiée à la classe sacerdotale, dont les deux principaux ordres étaient ceux des druides et des bardes. Les druides 2 étaient plus spécialement les ministres du culte, les arbitres souverains de la justice, les dépositaires de l'autorité morale et des traditions scientifiques. Ils formaient une puissante théocratie dominée par un chef électif et se rassemblaient chaque année en une sorte de concile. Ce corps redoutable se recrutait à l'aide de sévères épreuves et imposait à ses disciples un long noviciat. Les anciens membres transmettaient oralement à leurs nouveaux associés le dépôt encyclopédique de la science, et vingt ans suffisaient à peine pour le posséder tout entier. Les bardes musiciens et poëtes chantaient les hymnes des dieux dans les sacrifices, animaient le courage des combattants et célébraient leurs exploits dans les festins publics. Toute l'antiquité classique est unanime pour leur reconnaître ce double caractère religieux et patriotique. Les

4. M. Laferrière, Histoire du droit civil de Rome et du droit français. 2. Derouyd vient de De ou Di, Dieu; et rhoud ou rhcuid, parlant (allem. reden). Derouyd signifie donc interprète des dieux, ou qui parle des dieux. Le met grec soloyos en est la traduction littérale.

3. On peut lire, au commencement des Chants populaires de la Bretagne, un spécimen de cet enseignement druidique. C'est un poëme fort obscur, où diverses notions d'astronomie, d'histoire et de mythologie celtique sont rattachées à la série des premiers nombres. Quelques Bretons le chantent encore sans en comprendre le sens.

mêmes fonctions sont attribuées aux bardes avec plus de détails par les lois de Moelmud, qui passent aux yeux de quelques savants pour un remaniement ultérieur des lois préexistantes à l'établissement du christianisme, mais qui certainement sont antérieures à celles de Hoel le bon, législateur gallois dux siècle. Selon ces lois, le devoir des bardes est de répandre et de conserver toutes les connaissances morales. Ils doivent tenir compte de chaque action mémorable soit de l'individu, soit de la tribu; de tous les événements du temps, de tous les phénomènes de la nature, des guerres et des victoires; ils sont chargés de l'éducation de la jeunesse, ils ont des franchises particulières, ils sont mis de niveau avec l'agriculteur, et regardés comme une des trois. colonnes de la nation1.

Les bardes ne tardèrent pas à dégénérer. Posidonios, qui visita la Gaule un siècle avant l'ère chrétienne, nous montre déjà un barde courant auprès des roues du char de Luern, roi des Arvernes, et ramassant avec reconnaissance une bourse d'or que ses louanges lui ont attirée. La même décadence est attestée par les plus anciens monuments poétiques des bardes gallois, dont la critique moderne a établi incontestablement l'authenticité. Nous y voyons les bardes placés pour la plupart sous le patronage des chefs militaires, s'asseoir à leur table, demeurer dans leur palais et les accompagner à la guerre. C'est une véritable domesticité féodale 3.

Le siége principal du bardisme au temps de César était la Grande-Bretagne. Cette contrée, moins exposée aux invasions étrangères, offrait sans doute un asile plus paisible aux savants dépositaires des traditions celtiques. La Bretagne armoricaine se trouva dans des circonstances presque aussi favorables. Sa position géographique, ses forêts et la mer la préservèrent du contact des mœurs et des idées romaines.

1. La Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, t. I, p. 5. rian, Archæology of Wales, t. III, p. 291.

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2. Sharon Turner, A vindication of the genuineness of the ancient British poems.

3. La Villemarqué, Introduction (ouvrage cité).

De plus elle reçut au Ive et au ve siècle de nouveaux élé druidiques. Plusieurs migrations de Bretons insulaire rent successivement raviver en elle l'ancien esprit nat d'abord en 383, à la suite du tyran Maxime, et plus ta ve et au vie siècle, quand les Saxons vainqueurs expuls un grand nombre des habitants de l'île. La race celt ainsi concentrée dans l'Armorique, devint plus compac plus forte. Les institutions antiques refleurirent, les ba retrouvèrent leur éclat. Taliesin, le chef des bardes, des phètes et des druides gallois, fut probablement au nor des émigrés qui vinrent chercher en Gaule un asile. Hy nion, exilé comme lui, fut admis comme barde domest dans la maison du duc Judik-Haël. Les Bretons d'Armori ont recueilli, comme leurs frères du pays de Galles, les vres de leurs poëtes les plus célèbres. La plupart se s perpétués, sans autre secours que la transmission orale est un barde pourtant dont les chants avaient été écrits conservés ainsi jusqu'à la fin du siècle dernier. Il se no mait Gwenchlan. M. La Villemarqué, tout en regrettant perte du précieux manuscrit, croit pouvoir au moins no offrir un des poëmes de ce barde. C'est un chant popula que les paysans bretons intitulent Prédiction de Gwenchla Le savant critique trouve que le fond d'opinions, de mœur de sentiments, d'idées et d'images qui le constituent off tous les caractères de la poésie des bardes du ve et du via siè cle, avec une teinte encore plus crue de paganisme, et un haine prononcée contre l'Église chrétienne. Nous allons e citer quelques fragments.

Le barde vieux et privé de la vue par la barbarie d'un che étranger, s'abandonne d'abord à sa douloureuse rêverie. Quand le soleil se couche, quand la mer s'enfle, je chant sur le seuil de ma porte.

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« Quand j'étais jeune, je chantais; devenu vieux, je chante

encore.

« Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis chagrin pourtant. »>

Comme les druides animaient de leurs hymnes les guerriers gaulois compagnons de Vindex; comme Taliesin et

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