Page images
PDF
EPUB

républicaines de l'antiquité! C'est l'année même de l'ins rection de Bordeaux (1548), en face des échafauds dres sur les places publiques de sa ville natale, que La Bo écrivait contre la royauté cette brûlante philippique qu'il titula Discours sur la servitude volontaire ou le Contre un

« Comment se peut-il faire, s'écriait-il, que tant d'homm tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent q quefois un tyran seul, qui n'a puissance que celle qu'on donne; qui n'a pouvoir de leur nuire, sinon de tant qu ont vouloir de l'endurer?... Quel malheur ou plutôt malheureux vice, voir un nombre infini non pas obéir, m servir; non pas être gouvernés, mais tyrannisés; n'ayan biens, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux; souf les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d' armée, non pas d'un camp barbare, contre lequel il faud dépendre (dépenser) son sang et sa vie, mais d'un seul; pas d'un Hercule, ni d'un Samson, mais d'un seul homme et le plus souvent du plus lâche et féminin de la nation!

On reconnaît ici les procédés de l'éloquence antique, contrastes, ses surprises, ses gradations, l'ampleur de ses veloppements et leur chaleur toujours croissante. Ne croit pas lire dans Tite Live quelque harangue d'un tribun, qua La Boétie conclut ce beau passage par cette énergique p

vocation :

<< Celui qui vous maîtrise tant n'a que deux yeux, n'a deux mains, n'a qu'un corps.... D'où a-t-il pris tant d'y d'où il vous épie, si vous ne les lui donnez ? Comment a tant de mains pour vous frapper s'il ne les prend de vou Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne s vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par v autres mêmes? Comment oseroit-il vous courir sus, s'il voit intelligence avec vous? Que vous pourroit-il faire, vous n'étiez recéleurs du larron qui vous pille, complices meurtrier qui vous tue, et traîtres de vous-mêmes? v semez vos fruits afin qu'il en fasse le dégât; vous meuble remplissez vos maisons, pour fournir à ses voleries. V nourrissez vos filles afin qu'il ait de quoi soûler sa luxur vous nourrissez vos enfants afin qu'il les mène, pour mie

'il en fasse, en ses guerres, qu'il les mène à la boucherie.... tant d'indignités que les bêtes mêmes ou ne sentiroient int ou n'endureroient point, vous pouvez vous en délivrer, yous essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulent de vouloir faire. Soyez résolus de ne plus servir, et is voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez, ni ranliez, mais seulement ne le soutenez plus : vous le rez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, son poids même fondre en bas et se rompre. » Voilà quelle métamorphose l'inspiration antique avait tout oup produite dans notre langage. A la raillerie maligne de trouvères; à leur verve satirique et moqueuse a succédé me par enchantement une parole grave et puissante, ablable à un dernier écho du forum. Du reste, le Discours la servitude volontaire ne renferme aucune allusion aux érêts, aux passions, aux traditions qui divisaient alors si fondément la société française. C'est une œuvre essenllement abstraite, une éloquente invective contre la tyranen général. La pensée émancipée franchit le but au lieu l'atteindre. On sent à chaque page de ce livre l'inexpénce d'un peuple et d'un écrivain, et l'enivrement des souairs de l'antiquité mal comprise : César et Néron y sont gés comme dans nos tragédies classiques. C'est le cri d'une quente indignation dans la bouche d'un garson de seize is qui eût mieux aimé être né à Venise qu'à Sarlat1. La noblesse, la sincérité de ses opinions revêt son langage une puissance qui entraîne le lecteur. Ce n'est pas que le yle de La Boétie vaille celui de Montaigne qu'aucun style n'a mais valu. Il est tendu et archaïque; il est âpre comme cette me naïve et libre.... Mais il est ingénu, ferme, éloquent, mme nous paraîtrait aujourd'hui la prose de Marcus Bruis et de Caton d'Utique, si nous avions conservé leurs livres. Le judicieux et prudent Montaigne, voyant que « cet ourage avoit été mis en lumière à mauvaise fin3, par ceux qui

1. Montaigne, endroit cité. Nous avons dit que La Boétie avait alors dix

uit ans.

2. Ch. Nodier, Manuel de bibliographie, février 1835.

3. En 1578.

cherchoient à troubler et changer l'état de notre police, se soucier s'ils l'amenderoient, » cherche à excuser la mence de son ami, en déclarant que « il ne fut jama meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de son ni plus ennemi des remuements et nouvelletés de son tem Nous croyons volontiers que l'adolescent qui avait d par un tel coup d'essai, modifia par la réflexion et l'expé c ce qu'il y avait de trop absolu dans ses premiers sentin Mais comme l'éloquence est tout entière dans l'émoti l'âme, La Boétie ne retrouva plus d'aussi énergiques ac Celui que Montaigne appelle le plus grand homme du vécut presque ignoré et s'éteignit à trente-deux ans con au parlement de Bordeaux et auteur d'un assez grand n de vers agréables'.

Dès l'aurore de la science politique quel contraste l'Italie et la France! l'une trouve dans Machiavel s haute expression et empoisonne toutes les cours de l'E de ses perfides maximes; l'autre jette avec La Boétie de liberté; elle semble méditer déjà le Contrat social mancipation des peuples. Mais l'ouvrage du jeune Pér din n'était qu'un élan dé l'âme, une saillie de jeune d'indignation. Il fallait à la philosophie politique une e sion plus calme, plus scientifique. Bodin, avocat au ment de Toulouse, la lui donna et parut préluder à Me quieu comme La Boétie à J. J. Rousseau.

es

Bodin l'emporte sur Machiavel par son point de comme La Boétie l'emportait déjà en moralité. Mac est tout Italien, tout pratique. Il étudie surtout l'hi romaine, celle de Florence et des États de l'Italie, e uniquement pour en profiter en secrétaire d'État. Íl n sente jamais de jugements philosophiques, d'idées abs Les hommes ne sont pas pour lui bons ni mauvais; il habiles ou ignorants. Il les observe, juge les coups et ig

4. Montaigne, Essais, t. I, p. 27.

2. Ses œuvres complètes ont été récemment recueillies et publié M. Léon Feugère, auteur d'une excellente étude, couronnée par l'Ac française, sur la vie et les ouvrages d'Étienne de La Boétie.

3. Jean Bodin, né à Angers en 1530, mort en 1596.

[ocr errors]

es

[ocr errors]

iccès en principe. Ainsi le manque de sens moral rétrécit ne cette haute intelligence. Machiavel serait plus grand était meilleur.

odin, avec moins de génie dans la pensée et dans le style, oit un plan, plus vaste et prend plus haut son point de art. Son ouvrage principal, son livre sur la République, t-à-dire sur le gouvernement, sur la constitution de at, est une noble tentative pour soumettre les faits à la ception absolue de leurs lois. Toutefois on doit s'attendre la philosophie politique chancellerà souvent au début sa carrière. Bodin mêle continuellement par son inexpéice la méthode d'observation à la méthode a priori, la rie à l'érudition. Habile et fort dans les preuves tirées l'histoire, il est généralement faible dans les raisons théoues. C'est moins un métaphysicien qu'un homme d'État. is s'il n'a pas toute l'élévation désirable, on ne peut lui tester la recherche sincère du juste et de l'honnête; s'il pas pénétré assez profondément dans l'essence du droit versel, l'étendue de son savoir, la droiture de ses intenas, la grandeur de son entreprise méritent à son nom une ire durable. Il a suivi Aristote avec originalité dans l'étude s diverses formes politiques, de leur durée, de leur déclin, leurs transformations; il a devancé Montesquieu dans nalyse des influences que les climats doivent exercer sur lois. Étrange exemple de la faiblesse de notre raison au ite même de sa puissance! C'est au milieu de ces hautes nsidérations que Bodin consacre un chapitre aux rêves birres de l'astrologie. On sait que cet esprit si ferme croyait la magie, sur laquelle il a écrit un livre (la Démonomanie). es âmes même les plus grandes reçoivent l'empreinte de époque qui les produit. Mais alors même et dans ce chaitre, qu'il n'eût pas écrit dans un siècle plus éclairé, Bodin essaisit tout à coup sa supériorité : il entrevoit la philosohie de l'histoire en affirmant que l'étude du passé et l'obervation attentive des causes peuvent nous amener à prévoir a chute et les révolutions des empires. En politique Bodin

1. Liv. IV, chap. 1o.

2. Liv. IV, chap. II.

est dévoué à la monarchie, sans doute par crainte de l'a chie où il voit se précipiter la France1. Mais au-dessu ce pouvoir absolu et sans contrôle dont il arme le souve il reconnaît et réserve les lois éternelles de la conscie sans toutefois leur préparer ici-bas aucune sanction.

« Telle est cette république de Bodin; début de la sci politique dans l'Europe moderne, ébauche d'une r ferme, mais incertaine dans ses voies.... où l'érud étouffe souvent la pensée; où l'esprit de l'auteur, en vo monter dans le monde des idées et des systèmes, s presque toujours dans son vol impuissant; sans méth sans lumière; mais cependant témoignage irrécusabl vigueur et de génie, monument du XVIe siècle, auquel cents ans n'ont pas ôté sa valeur, et qui se transm comme une médaille précieuse dans l'histoire des ouvr humains 2.

Le talent de Bodin et l'imperfection de son œuvre attes suffisamment que la philosophie sociale était alors science naissante dont il fallait attendre encore longte les fruits. Il n'en fut pås de même de la philosophie mor de la science qui se propose pour objet l'homme individ Sans doute il n'est pas plus facile de sonder les profonde de notre nature que d'examiner les principes de la soci mais si l'on s'abstient prudemment des hautes recherc de la métaphysique, il reste encore dans la région moye de la philosophie d'assez vastes espaces pour exercer l' servation du sage et exciter l'intérêt du lecteur. La mo est une science toujours faite ou du moins toujours possil Chacun porte en soi le modèle : il ne s'agit que de trou le peintre.

Bamus; Amyot.

Déjà un homme d'un génie ardent et audacieux av

4. Son ouvrage parut en français l'an 1577. Lui-même le traduisit enl neuf ans après.

2. Lerminier, Introduction générale à l'histoire du droit. On peut consu avec fruit l'analyse détaillée et les nombreuses citations qui précèdent ce ju ment, ainsi que l'analyse que H. Hallam a donnée du même ouvrage dans Histoire de la littérature, t. II, p. 449 et suivantes.

« PreviousContinue »