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Les peuples que la Providence conviait à cette destruction régénératrice étaient vaguement connus des Romains et des Grecs sous le nom de Germains. César n'aperçoit que leurs avant-postes : il subjugue et décrit quelques troupes détachées, enfants perdus de la barbarie, qui donnent l'idée de la race entière, à peu près comme un camp ressemble à une nation. Tacite pénètre plus avant derrière la bande indisciplinée il entrevoit la tribu sédentaire, et soupçonne une civilisation dont son génie devine les traits les plus marquants. Toutefois ses investigations s'arrêtent aux bords de l'Elbe au delà il ne connaît que quelques noms. La critique moderne a tâché de dévoiler l'ensemble du tableau. De longs et patients travaux1 ont démontré l'unité essentielle de ces peuples divers, leur origine orientale, leur parenté lointaine avec les nations qui peuplèrent la Grèce et l'Italie. Enfin, ils ont reconstruit, à l'aide des poëmes antiques de la Scandinavie et de l'Allemagne, l'image de cette civilisation incomplète, mais curieuse, qui a laissé encore de nombreuses traces dans la nôtre.

Cette vaste contrée qui s'étend au nord de l'Europe, de la mer Caspienne à l'océan Glacial, avec ses steppes immenses, ses pâturages sans bornes, ses marécages entrecoupés de sapins, ses forêts vierges de soixante journées de marche, fut comme le lit où s'épancha la race germanique. Des confins de l'Asie où elle prend naissance, on peut suivre la grande horde de région en région, on peut compter ses étapes, dont chaque halte forme un peuple, Gètes, Goths, Lombards, Saxons, Burgondes, Scandinaves, jusqu'à ce que remplissant tout le Nord, touchant d'un côté à l'ancienne Perse, et par la Perse à l'Inde, ce berceau des races européennes, de l'autre à la mer du Nord et aux glaces de la Norwége, elle enveloppe l'empire romain et suspende sur sa tête la menace d'une formidable invasion.

Langue des Germains.

La langue, cette expression mobile du caractère d'un

4. Le plus récent et le plus complet de ce côté du Rhin, est l'ouvrage de M. Ozanam, les Germains avant le christianisme.

peuple, présente chez les Germains, comme la race elle même, une incontestable unité. Elle accompagne les exilés et semble se modifier avec les climats et les temps qu'il traversent. D'abord riche et luxuriante au midi, et près d berceau oriental de la nation, elle se dépouille peu à peu d sa brillante parure à mesure qu'elle vieillit et s'avance vers le nord. On dirait que l'idiome des tribus germaniques, comm la végétation du globe, devient plus sévère et plus sombre er s'éloignant des heureuses contrées du soleil. Dans l'ancien gothique abondent les voyelles sonores; la teutonique retien encore plusieurs de ces qualités musicales. Les sons s'assourdissent, les mots se contractent dans l'anglo-saxon e dans le scandinave 1. La syntaxe grammaticale n'éprouve pas une moins grande simplification, et, pour ainsi dire, un moindre desséchement. Les anciennes déclinaisons et conjugaisons germaniques semblent défier, par la multiplicité de leurs formes, tous les accidents, tous les caprices de la pensée. La déclinaison présente trois genres, trois nombres et six cas; les verbes ont quarante flexions différentes et se partagent en six conjugaisons. Mais bientôt ce mécanisme si compliqué se brise, ce branchage épais et quelque peu confus s'éclaircit en s'appauvrisant. Les mots se dépouillent de leurs flexions, les idées accessoires de temps, de modes, de personnes, s'expriment à l'aide de particules et de suffixes, cortége banal des verbes, qui les accompagne et les quitte tous indifféremment. Les langues germaniques subissent la même destinée que les idiomes d'origine romaine : elles commencent par être une musique et finissent par devenir une algèbre.

Cette langue ne fut pas sans influence sur la formation de celle que nous parlons aujourd'hui. MM. Dietz et Ampère évaluent à mille environ le nombre des mots français empruntés aux idiomes germaniques, sans compter les dérivés

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1. L'âme se dit en gothique saïvala; en teutonique, seola; en anglo-saxon, savl; en scandinave, sál. Le gothique, arvazna, flèche, ne se reconnait plus dans le scandinave or; et fairguni, montagne, se resserre en allemand et devient le mot Berg.

et les composés. Il est d'ailleurs à remarquer qu'un grand nombre de mots d'origine allemande, adoptés par la langue française du moyen âge, sont tombés en désuétude dans le français moderne. Il semble que l'idiome, comme le sol, ait rejeté peu à peu la plus grande partie des éléments étrangers importés par la conquête germanique.

Une langue dont le système présente des combinaisons si savantes, des origines si lointaines, des influences si étendues, est loin d'annoncer un peuple véritablement barbare. L'étude de la poésie des anciennes populations germaniques nous donne encore une plus haute idée de leur valeur intellectuelle.

Poésie des Germains.

Leurs chants guerriers étaient impétueux et terribles, comme le choc de leurs armes."Quand les Germains s'avançaient au combat, la bouche collée contre leurs boucliers, et mugissant dans l'airain leurs hymnes militaires, l'armée romaine effrayée croyait entendre le cri sauvage des aigles et des vautours. Vaincus, ils chantaient leur chant de mort au milieu des tortures; vainqueurs, ils célébraient leurs succès par de poétiques récits. Nous en avons un exemple dans un fragment anglo-saxon sur la bataille de Finsburh, qui remonte aux temps païens, et qui respire bien l'ivresse du sang et la joie de la destruction.

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L'armée est en marche; les oiseaux chantent, les cigales crient, les lames belliqueuses retentissent. Maintenant commence à luire la lune errante sous les nuages; maintenant s'engage l'action qui fera couler des larmes.... Alors commença le désordre du carnage; les guerriers s'arrachaient des mains leurs boucliers creux; les épées fendaient les os des crânes. La citadelle retentissait du bruit des coups; le

4. La philologie, d'accord avec l'histoire, nous montre partout, dans ces emprunts, l'influence prédominante des dialectes du bas allemend. Les voyelles, éclatantes dans le haut allemand, s'assombrissent dans notre langue: l'a long devient un é: uo se change en ó: bára fait bière; hár, haire; rat est la racine de conroi, arroi, désarroi. Les consonnes fortes s'affaiblissent: fou pf devient p en français comme en bas allemand; b remplace souvent p; d se substitue à t. Haut allem. werfan; goth. werpan; franç. guerpir. allem. Rutpert, Gauspert; franç. Robert, Gobert.

Haut

corbeau tournoyait noir et sombre comme la feuille du saule le fer étincelait comme si le château eût été tout en feu Jamais je n'entendis conter bataille plus belle à voir1. »

Outre ces chants qui rappellent les poésies lyriques d Tyrtée, les Germains avaient de longues narrations po tiques qui, comme les poëmes épiques de la Grèce, circu laient de tribus en tribus, d'âge en âge, et formaient un patrimoine de gloire commun à toute la nation. Tacite com naissait déjà chez les Germains cette histoire chantée qui leur tenait lieu d'annales, et Charlemagne, qui fit rassem bler et écrire ces récits héroïques, fut le Pisistrate de ce nouvel Homère. Malheureusement le temps n'a pas respecté sa recension. Les monuments antiques de la poésie scandinave peuvent seuls, avec les Nibelungen, nous en donner une idée incomplète. Cependant nous possédons encore un court, mais authentique et précieux monument de cette vieille poésie héroïque.

M. Jacob Grimm a retrouvé un fragment d'épopée populaire, écrit en dialecte francique, et dont les héros sont précisément les mêmes que ceux qui figurent dans les Eddas. Nous allons en citer la traduction 2. Le sujet du récit est une rencontre entre deux guerriers du cycle germanique, Hildebrand et son fils Hadebrand, qui se combattent sans se connaître.

« J'ai ouï dire que se provoquèrent, dans une rencontre, Hildebrand et Hadebrand, le père et le fils; alors les héros arrangèrent leur sarrau de guerre, se couvrirent de leur vêtement de bataille, et par-dessus ceignirent leur glaive. Comme ils lançaient leurs chevaux pour le combat, Hildebrand, père de Hadebrand, parla. C'était un homme noble, d'un esprit prudent. Il demanda brièvement à son adversaire quel était son père dans la race des hommes, ou encore « De quelle famille es-tu? Si tu me l'apprends, je te

1. Conybeare, Anglo-Saxon Poetry. christianisme.

Ozanam, les Germains avant le

2. Nous l'empruntons à l'Histoire littéraire de la France avant le xe siècle par M. J. J. Ampère.

< donnerai un vêtement de guerre à triple fil: car je con<nais, guerrier, toute la race des hommes. >>

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Hadebrand, fils de Hildebrand, répondit :

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< hommes vieux et sages de mon pays, qui maintenant sont <morts, m'ont dit que mon père s'appelait Hildebrand; je <m'appelle Hadebrand. Un jour il alla vers l'est; il fuyait < la haine d'Odoacre; il était avec Théodoric et un grand nombre de ses héros; il laissa seuls dans son pays sa jeune épouse, son fils encore petit, ses armes qui n'avaient plus de maître; il s'en alla du côté de l'est.... Mon père était connu des vaillants guerriers: ce héros intrépide combattait toujours à la tête de l'armée; il aimait trop à guerroyer, je ne pense pas qu'il soit encore en vie.

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Seigneur des hommes! dit Hildebrand, jamais du haut du ciel tu ne permettras un combat semblable entre des hommes de même sang. » Alors il ôta un précieux bracelet d'or qui entourait son bras et que le roi des Huns lui avait donné. « Prends-le, dit-il à son fils, je te le donne ⚫ en présent.

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Hadebrand, fils de Hildebrand, répondit :

« C'est la lance à la main, pointe contre pointe qu'on doit recevoir de semblables présents. Vieux Hun, tu es un mauvais compagnon; espion rusé, tu veux me tromper par tes paroles, et moi je veux te jeter bas avec ma lance: si vieux, peux-tu forger de tels mensonges? Des hommes d'un grand âge, qui avaient navigué sur la mer des Vendes, m'ont parlé d'un combat dans lequel a été tué Hildebrand, fils de Hérébrand. »

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Hildebrand, fils de Hérébrand, dit :

Hélas! hélas! quelle destinée est la mienne! J'ai erré hors de mon pays soixante hivers et soixante étés. On me plaçait toujours en tête des combattants; dans aucun fort on ne m'a mis les fers aux pieds; et maintenant il faut que mon propre enfant me pourfende avec son glaive, m'étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier. Il peut l'arriver, si ton bras te sert bien, de ravir à un homme de cœur son armure, de dépouiller son cadavre fais-le, si tu crois en avoir le droit, et que celui-là soit le plus infâme

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