Page images
PDF
EPUB

Alcibiade. Quoi, l'ombre de Socrate et la vertu sont donc la même chose? Te voilà bien présomp

tueux...

Socrate. Compte pour rien Socrate si tu veux, j'y consens. Mais après avoir trompé mes espérances sur la vertu que je tâchais de t'inspirer, ne viens point encore te moquer de la Philosophie, et me vanter toutes tes actions. Elles ont eu de l'éclat, mais nulle règle. Tu n'as point de quoi rire; la mort t'a fait aussi laid et aussi camus que moi. Que te reste-il de tes plaisirs?

Alcibiade. Ah! il est vrai, il ne m'en reste que la honte et les remords. Mais où vas-tu? Pourquoi donc veux-tu me quitter?

Socrate. Adieu je ne t'ai pas suivi dans tes voyages ambitieux, ni en Sicile, ni à Sparte, ni en Asie. Il n'est pas juste que tu me suives dans les Champs-Élysées où je vais mener une vie paisible et bienheureuse avec Solon, Lycurgue et les autres Sages.

Alcibiade. Ah! mon cher Socrate, faut-il que je sois séparé de toi? Hélas! où irai-je donc ?

Socrate. Avec ces âmes faibles et vaines dont la vie a été un mélange perpétuel de bien et de mal, et qui n'ont jamais aimé de suivre la pure vertu. Tu étais né pour la suivre. Tu lui as préféré tes passions. Maintenant elle te quitte à son tour, et tu la regretteras éternellement.

Alcibiade. Hélas! mon cher Socrate, tu m'as tant aimé : ne veux-tu plus avoir jamais aucune pitié de moi? Tu ne saurais désavouer, car tu le sais mieux qu'un autre, que le fond de mon naturel était bon.

Socrate. C'est ce qui te rend plus inexcusable. Tu étais bien né, et tu as mal vécu. Mon amitié pour toi, non plus que ton beau naturel, ne sert qu'à ta

condamnation. Je t'ai aimé pour la vertu. Mais enfin je t'ai aimé jusqu'à hasarder ma réputation. J'ai souffert pour l'amour de toi qu'on m'ait soupçonné injustement de vices monstrueux que j'ai condamnés dans toute ma doctrine. Je t'ai sacrifié ma vie aussi bien que mon honneur. As-tu oublié l'expédition de Potidée où je logeai toujours avec toi? Un père ne saurait être plus attaché à son fils que je ne l'étais à toi. Dans toutes les rencontres de guerre, j'étais toujours à ton côté. Un jour le combat était douteux, tu fus blessé; aussitôt je me jetai au-devant de toi, pour te couvrir de mon corps, comme d'un bouclier. Je sauvai ta vie, ta liberté, tes armes : la couronne m'était due par cette action; je priai les chefs de l'armée de te la donner. Je n'eus de passion que pour ta gloire. Je n'eusse jamais cru que tu eusses pu devenir la honte de ta patrie et la source de tous ses malheurs.

Alcibiade. Je m'imagine, mon cher Socrate, que tu n'as pas oublié aussi cette autre occasion où nos troupes ayant été défaites, tu te retirais à pied avec beaucoup de peine, et où me trouvant à cheval je m'arrêtai pour repousser les ennemis qui t'allaient accabler. Faisons compensation.

Socrate. Je le veux. Si je rappelle ce que j'ai fait pour toi, ce n'est point pour te le reprocher, ni pour me faire valoir, c'est pour montrer les soins que j'ai pris pour te rendre bon, et combien tu as mal répondu à toutes mes peines.

Alcibiade. Tu n'as rien à dire contre ma première jeunesse. Souvent en écoutant tes instructions, je m'attendrissais jusqu'à en pleurer. Si quelquefois je t'échappais étant entraîné par les compagnies, tu courais après moi comme un maître après son esclave

fugitif. Jamais je n'ai osé te résister. Je n'écoutais que toi. Je ne craignais que de te déplaire.

Il est vrai que je fis une gageure un jour de donner un soufflet à Hipponicus: je le lui donnai, ensuite j'allai lui demander pardon, et me dépouiller devant lui, afin qu'il me punît avec des verges: mais il me pardonna, voyant que je ne l'avais offensé que par la légèreté de mon naturel enjoúé et folâtre.

Socrate. Alors tu n'avais commis que la faute d'un jeune fou. Mais dans la suite tu as fait les crimes d'un scélérat, qui compte pour rien les Dieux, qui se joue de la vertu et de la bonne foi, qui met sa patrie en cendres pour contenter son ambition, qui porte dans toutes les nations étrangères des mœurs dissolues. Va, tu me fais horreur et pitié. Tu étais fait pour être bon et tu as voulu être méchant : je ne puis m'en consoler. Séparons-nous. Les trois Juges décideront de ton sort: mais il ne peut plus y avoir icibas d'union entre nous deux.

III DIALOGUE.

DEMOSTHENE ET CICERON1.

Parallèle de ces deux orateurs, où l'on donne le caractère de la véritable éloquence.

Cicéron. Quoi! prétends-tu que j'ai été un orateur médiocre?

Démosthène. Non pas médiocre; car ce n'est pas sur

(1) Démosthène, qui vivait à Athènes 350 ans avant Jésus-Christ, fut le plus grand des orateurs grecs. Cicéron, qui vivait à Rome 50 ans avant Jesus-Christ, fut le plus grand des orateurs latins.

une personne médiocre que je prétends avoir la supériorité. Tu as été sans doute un orateur célèbre. Tu avais de grandes parties; mais souvent tu t'es écarté du point en quoi consiste la perfection.

Cicéron. Et toi, n'as-tu pas eu des défauts?

Démosthène. Je crois qu'on ne m'en peut reprocher aucun pour l'éloquence.

Cicéron. Peux-tu comparer la richesse de ton génie à la mienne; toi qui es sec, sans ornement; qui es toujours contraint par des bornes étroites et resserrées; toi qui n'étends aucun sujet; toi à qui on ne peut rien retrancher, tant la manière dont tu traites les sujets est, si j'ose me servir de ce terme, affamée; au lieu que je donne aux miens une étendue qui fait paraître une abondance et une fertilité de génie qui a fait dire qu'on ne pouvait rien ajouter à mes ouvrages. Démosthène. Celui à qui on ne peut rien retrancher, n'a rien dit que dé parfait.

Cicéron. Celui à qui on ne peut rien ajouter, n'a rien omis de tout ce qui pouvait embellir son ouvrage. Démosthène. Ne trouves-tu pas tes discours plus remplis de traits d'esprit que les miens? Parle de bonne foi, n'est-ce pas là la raison pour laquelle tu t'élèves au-dessus de moi?

Cicéron. Je veux bien te l'avouer, puisque tu me parles ainsi. Mes pièces sont infiniment plus ornées que les tiennes. Elles marquent bien plus d'esprit, de tour, d'art, de facilité. Je fais paraître la même chose sous vingt manières différentes. On ne pouvait s'empêcher, en entendant mes oraisons, d'admirer mon esprit, d'être continuellement surpris de mon art, de s'écrier sur moi, de m'interrompre pour m'applaudir et me donner des louanges. Tu devais être écouté fort tranquillement, et apparemment tes auditeurs ne t'inter rompaient pas?

VRAIS ORN,

21*

Démosthène. Ce que tu dis de nous deux est vrai. Tu ne te trompes que dans la conclusion que tu en tires. Tu occupais l'assemblée de toi-même; et moi, je ne l'occupais que des affaires dont je parlais. On t'admirait; et moi, j'étais oublié par mes auditeurs qui ne voyaient que le parti que je voulais leur faire prendre. Tu réjouissais par les traits de ton esprit; et moi, je frappais, j'abattais, j'atterrais par des coups de foudre. Tu faisais dire: Qu'il parle bien! Et moi, je faisais dire: Allons, marchons contre Philippe! On te louait. On était trop hors de soi pour me louer. Quand tu haranguais, tu paraissais orné: on ne décou vrait en moi aucun ornement : il n'y avait dans mes pièces que des raisons précises, fortes, claires; ensuite des mouvements semblables à des foudres, auxquels on ne pouvait résister. Tu as été un orateur parfait quand tu as été comme moi, simple, grave, austère, sans art apparent; en un mot, quand tu as été Démosthénique : mais lorsqu'on a senti en tes discours l'esprit, le tour et l'art, alors tu n'étais que Cicéron, t'éloignant de la perfection, autant que tu t'éloignais de mon caractère. FÉNELON.

« PreviousContinue »