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Ce combat fut plus long qu'aucun de ces combats
Qui d'Achille ou d'Hector signalèrent la rage;

1

Car les dieux ne s'en mêlaient pas.

Après une heure ou deux d'efforts et de morsures,
Nos héros fatigués, déchirés, haletants,

S'arrêtèrent en même temps.

Couverts de sang et de blessures,

N'en pouvant plus, morts à demi,

Se trainant sur le sable, à la source ils vont boire,
Mais, pendant le combat, la source avait tari.

Ils expirent auprès.

Vous lisez votre histoire,

Malheureux insensés, vous dont les visions,
L'orgueil, les fureurs, la folie,

Consument en douleurs le moment de la vie :
Hommes, vous êtes ces lions;

Vos jours c'est l'eau qui s'est tarie.

FLORIAN.

FABLE IX.

LES GRENOUILLES QUI DEMANDENT UN ROI.

Les grenouilles se lassant

De l'état démocratique,

Par leurs clameurs firent tant

Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,

Que la gent marécageuse

Gent fort sotte et fort peureuse,

S'alla cacher sous les eaux,

Dans les joncs, dans les roseaux,

Dans les trous du marécage,

Sans oser de longtemps regarder au visage

Celui qu'elle croyait être un géant nouveau.

(1) Hector et Achille sont deux hommes célèbres par le courage qu'ils montrèrent en combattant au siége de Troie, ancienne ville d'Asie. (2) Nom de Jupiter, maître des dieux des palens. (3) Nation.

Or c'était un soliveau,1

Qui de la gravité fit peur à la première

Qui, de le voir s'aventurant,

Osa bien quitter sa tanière.

Elle approche, mais en tremblant.
Une autre la suivit, une autre en fit autant;
Il en vint une fourmilière :

Et leur troupe à la fin se rendit familière

Jusqu'à sauter sur l'épaule du roi.

Le bon sire le souffre, et se tient toujours coi : "
Jupin en a bientôt la cervelle rompue :

Donne-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue!
Le monarque des dieux leur envoie une grue,"

Qui les croque, qui les tue,

Qui les gobe à son plaisir :

Et grenouilles de se plaindre :

Et Jupin de leur dire :

Eh quoi! votre désir

A ses lois croit-il nous astreindre?

Vous auriez dû premièrement

Garder votre gouvernement;

Mais ne l'ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fût débonnaire et doux :

De celui-ci contentez-vous,

De peur d'en rencontrer un pire.

Il faut savoir se contenter de son étal; quand on change, c'esl souvent pour avoir pis.

LA FONTAINE.

FABLE X.

LE RENARD ET LE BOUC.

Capitaine renard allait de compagnie

Avec son ami bouc des plus haut encornés :
Celui ci ne voyait pas plus loin que son nez,
L'autre était passé maltre en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits;
Là, chacun d'eux se désaltère.

(1) Un morceau de bois. (2) Tranquille; en repos (3) Oiseau de passage qui vit sur le bord des étangs. Qui a des cornes.

Après qu'abondamment tous d'eux en eurent pris,
Le renard dit au bouc: - Que ferons-nous, compère?

Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi;
Mets-les contre le mur : le long de ton échine
Je grimperai premièrement;

Puis sur tes cornes m'élevant,
A l'aide de cette machine,

De ce lieu-ci je sortirai,

Après quoi je t'en tirerai.

- Par ma barbe! dit l'autre, il est bon; et je loue

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Le renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon

Pour l'exhorter à patience:

Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurais pas, à la légère,1

Descendu dans ce puits: Or, adieu, j'en suis hors;
Tâche de t'en tirer et fais tous tes efforts;

Car pour moi j'ai certaine affaire

Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En toute chose il faut considérer la fin.

Quand on entreprend une affaire, il faut avant tout s'assurer qu'on pourra en sortir heureusement.

LA FONTAINE.

FABLE XI.

L'IVROGNE ET SA FEMME.

Chacun a son défaut ou toujours il revient :
Honte ni peur n'y remédie.

Sur ce propos, d'un conte il me souvient :
Je ne dis rien que je n'appuie

De quelque exemple. Un suppôt de Bacchus

(1) Imprudemment. (2) Un franc ivrogne. Bacchus é ait le dieu du vin.

Altérait sa santé, son esprit et sa bourse :
Telles gens n'ont pas fait la moitié de leur course,
Qu'ils sont au bout de leurs écus.

Un jour que celui-ci, plein du jus de la treille,'
Avait laissé ses sens au fond d'une bouteille,
Sa femme l'enferma dans un certain tombeau.
Là, les vapeurs du vin nouveau

Cuvèrent à loisir. A son réveil il treuve
L'attirail de la mort à l'entour de son corps,
Un luminaire, un drap des morts.

Oh! dit-il, qu'est ceci? ma femme est elle veuve}
Là-dessus son épouse, en habit d'Alecton,
Masquée, et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient au prétendu mort, approche de sa bière,
Lui présente un chaudeau3 propre pour Lucifer.
L'époux alors ne doute en aucune manière
Qu'il ne soit citoyen d'enfer.

Quelle personne es-tu? dit-il à ce fantôme.
La cellerière du royaume

De Satan, reprit-elle; et je porte à manger
A ceux qu'enclot la tombe noire.
Le mari repart sans songer:

Tu ne leur portes point à boire?

LA FONTAINE.

FABLE XII.

LES DEUX VOYAGEURS.

Le compère Thomas et son ami Lubin
Allaient à pied tous deux à la ville prochaine.
Thomas trouve sur son chemin

Une bourse de louis pleine;

Il l'empoche aussitôt. Lubin, d'un air content,
Lui dit : Pour nous la bonne aubaine!

- Non, répond Thomas froidement,

Pour nous n'est pas bien dit: pour moi c'est différent.

(1) Plein de vin. (2) Une des trois furies. (3) Sorte de brouet ou de bouillon chaud. (4) Titre d'office qu'on donne dans un monastère à la religieuse qui prend soin de la dépense de bouche.

Lubin ne souffle plus; mais, en quittant la plaine, lls trouvent des voleurs cachés au bois voisin.

Thomas tremblant, et non sans cause,

Dit: Nous sommes perdus! - Non, lui répond Lubin,
Nous n'est pas le vrai mot; mais toi c'est autre chose.
Cela dit, il s'échappe à travers les taillis.
Immobile de peur, Thomas est bientôt pris;
Il tire la bourse et la donne.

Qui ne songe qu'à soi quand sa fortune est bonne
Dans le malheur n'a point d'amis.

FLORIAN

FABLE XIII.

LES SERINS ET LE CHARDONNERET.

Un amateur d'oiseaux avait, en grand secret,
Parmi les œufs d'une serine

Glissé l'œuf d'un chardonneret.

La mère des serins, bien plus tendre que fine,
Ne s'en aperçut point, et couva comme sien
Cet œuf qui dans peu vint à bien.
Le petit étranger, sortit de sa coquille,
Des deux époux trompés reçoit de tendres soins;
Par eux traité ni plus ni moins

Que s'il était de la famille.

Couché dans le duvet, il dort le long du jour
A côté des serins dont il se croit le frère,
Reçoit la becquée à son tour,
Et repose la nuit sous l'aile de la mère
Chaque oisillon grandit, et, devenant oiseau,
D'un brillant plumage s'habille;

Le chardonneret seul ne devint point jonquille,1
Et ne s'en croit pas moins des serins le plus beau.
Ses frères pensent tout de même :

Douce erreur qui toujours fait voir l'objet qu'on aime
Ressemblant à nous trait pour trait!

Jaloux de son bonheur, un vieux chardonneret

(1) Couleur jaune.

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