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argent? - La même chose que tu voulais en faire, répondit l'autre. Un homme passant apprit leur aventure, et les trouva bien fous. — Vous ne l'êtes moins pas que nous, lui dit un des renards. Vous ne sauriez, non plus que nous, vous nourrir d'argent, et vous vous vous tuez pour en avoir. Du moins notre race jusqu'ici a été assez sage pour ne mettre en usage aucune monnaie. Ce que vous avez introduit chez vous pour la commodité, fait votre malheur. Vous perdez les vrais biens, pour chercher les biens imaginaires.

FENELON.

FABLE LVII.

LE CHAT ET LES LAPINS.

Un chat, qui faisait le modeste, était entré dans une garenne peuplée de lapins. Aussitôt toute la république alarmée ne songea qu'à s'enfoncer dans ses trous. Comme le nouveau venu était au guet auprès d'un terrier, les députés de la nation lapine, qui avaient vu ses terribles griffes, comparurent dans l'endroit le plus étroit du terrier pour lui demander ce qu'il prétendait. Il protesta d'une voix douce qu'il voulait seulement étudier les mœurs de la nation; qu'en qualité de philosophe il allait dans tous les pays pour s'informer des coutumes de chaque espèce d'animaux. Les députés, simples et crédules, retournèrent dire à leurs frères que cet étranger, si vénérable par son maintien modeste et par sa majestueuse fourrure, était un philosophe sobre, désintéressé, pacifique, qui voulait seulement rechercher la sagesse de pays en pays; qu'il venait de beaucoup d'autres lieux où il avait vu de grandes merveilles; qu'il y aurait bien du plaisir à l'entendre, et qu'il n'avait garde de

viesto

croquer les lapins, puisqu'il croyait, en bon bramin,1 à la métempsycose, et ne mangeait d'aucun aliment qui eût eu viel Ce beau discours toucha l'assemblée. En vain un vieux lapin rusé, qui était le docteur de la troupe, représenta combien ce grave philosophe lui était suspect; malgré lui on va saluer le bramin, qui étrangla du premier saut sept ou huit de ces pauvres gens. Les autres regagnent leurs trous, bien effrayés et bien honteux de leur faute. Alors dom Mitis 2 revient à l'entrée du terrier, protestant d'un ton plein de cordialité, qu'il n'avait fait ce meurtre que malgré lui, pour son pressant besoin; que désormais il vivrait d'autres animaux, et ferait avec eux une alliance éternelle. Aussitôt les lapins entrèrent en négociation avec lui, sans se mettre néanmoins à la portée de ses griffes. La négociation dure, on l'amuse. Cependant un lapin des plus agiles sort par les derrières du terrier, et va avertir un berger voisin, qui aimait à prendre dans un lacs de ces lapins nourris de genièvre. Le berger, irrité contre ce chat exterminateur d'un peuple si utile, accourt au terrier avec un arc et des flèches : il aperçoit le chat qui n'était attentif qu'à sa proie; il le perce d'une de ses flèches, et le chat expirant, dit ces dernières paroles : Quand on a une fois trompé, on ne peut plus être cru de personne; on est haï, craint, et on est enfin attrapé par ses FENELON. propres finesses.

(1) Les bramins sont des philosophes indiens qui croient que les Ames des hommes morts passent dans le corps des animaux. Cette superstition s'appelle métempsycose.

(2) Dom Mitis est un titre d'honneur qui désigne le chat.

FABLE LVIII.

LE SINGE.

Un vieux singe malin étant mort, son ombre descendit dans la sombre demeure de Pluton, où elle demanda à retourner parmi les vivants. Pluton voulait la renvoyer dans le corps d'un âne pesant et stupide, pour lui ôter sa souplesse, sa vivacité et sa malice; mais elle fit tant de tours plaisants et badins, que l'inflexible roi des enfers ne put s'empêcher de rire, et lui laissa le choix d'une condition. Elle1 demanda à entrer dans le corps d'un perroquet Au moins, disait-elle, je conserverai par là quelque ressemblance avec les hommes que j'ai longtemps imités. Etant singe, je faisais des gestes comme eux, et étant perroquet, je parlerai avec eux dans les plus agréables conversations. A peine l'âme du singe fut introduite dans ce nouveau corps, qu'une vieille femme causeuse l'accepta. Il fit ses délices; elle le mit dans une belle Il faisait bonne chère, et discourait toute la journée avec la vieille radoteuse, qui ne parlait pas plus sensément que lui. Il joignait à son nouveau talent d'étourdir tout le monde, je ne sais quoi de son ancienne profession; il remuait sa tête ridiculement, il faisait craquer son bec; il agitait ses ailes de cent façons, et faisait de ses pattes plusieurs tours qui sentaient encore les grimaces de Fagotin. La vieille prenait à toute heure ses lunettes pour l'admirer. Elle était bien fâchée d'être un peu sourde, et de perdre quelquefois des paroles de son perroquet, à qui elle trouvait plus d'esprit qu'à personne. Ce perroquet

cage.

(1) Elle, c'est à-dire l'ombre du sings.

gâté devint bavard, importun et fou; il se tourmenta si fort dans sa cage, et but tant de vin avec la vieille, qu'il en mourut. Le voilà revenu devant Pluton, qui voulut cette fois le faire passer dans le corps d'un poisson, pour le rendre muet; mais il fit encore une farce devant le roi des ombres, et les princes ne résistent guère aux demandes des mauvais plaisants qui les flattent. Pluton accorda donc à celui-ci qu'il irait dans le corps d'un homme. Mais comme le Dieu eut honte de l'envoyer dans le corps d'un homme sage et vertueux, il le destina au corps d'un harangueur ennuyeux et importun, qui mentait, qui se vantait sans cesse, qui faisait des gestes ridicules, qui se moquait de tout le monde, qui interrompait toutes les convertions les plus polies et les plus solides, pour dire des riens, ou les sottises les plus grossières. Mercure, qui le reconnut dans ce nouvel état, lui dit en riant: Oh! oh je te reconnais! tu n'es qu'un composé du singe et du perroquet que j'ai vus autrefois. Qui t'ôterait tes gestes et tes paroles apprises par cœur et sans jugement, ne laisserait rien de toi.

D'un joli singe et d'un bon perroquet, on n'en fait qu'un sot homme. Oh! combien d'hommes dans le monde avec des gestes façonnés, un petit caquet et un air capable, n'ont ni sens ni conduite. FENELON.

CONTE 1.

VOYAGE DANS L'ILE DES PLAISIRS.

Après avoir longtemps vogué sur la mer Pacifique, nous aperçûmes de loin une île de sucre avec des montagnes de compote, des rochers de sucre candi et de caramel, et des rivières de sirop qui coulaient dans la

campagne. Les habitants, qui étaient fort friands, léchaient tous les chemins, et suçaient leurs doigts après les avoir trempés dans les fleuves. Il y avait aussi des forêts de réglisse, et de grands arbres d'où tombaient des gaufres que le vent emportait dans la bouche des voyageurs, si peu qu'elle fût ouverte. Comme tant de douceurs nous parurent fades, nous voulûmes passer en quelque autre pays où l'on pût trouver des mets d'un goût plus relevé. On nous assura qu'il y avait, à dix lieues de là, une autre île où il y avait des mines de jambons, de saucisses et de ragoûts poivrés. On les creusait comme on creuse les mines d'or dans le Pérou. On y trouvait aussi des ruisseaux de sauces à l'oignon. Les murailles des maisons sont de croûtes de pâté. Il y pleut du vin rouge quand le temps est chargé; et, dans les plus beaux jours, la rosée du matin est toujours de vin blanc, semblable au vin grec ou à celui de Saint-Laurent. Pour passer dans cette île, nous fîmes mettre sur le port de celle d'où nous voulions partir douze hommes d'une grosseur prodigieuse, et qu'on avait endormis : ils soufflaient si fort en ronflant, qu'ils remplirent nos voiles d'un vent favorable. A peine fûmes-nous 'arrivés dans l'autre île, que nous trouvâmes sur le rivage des marchands qui vendaient de l'appétit, car on en manquait souvent parmi tant de ragoûts. Il y avait aussi d'autres gens qui vendaient le sommeil. Le prix en était réglé tant par heure; mais il y avait de sommeils plus chers les uns que les autres, à proportion des songes qu'on voulait avoir. Les plus beaux songes étaient fort chers. J'en demandai des plus agréables pour mon argent; et comme j'étais las, j'allai d'abord me coucher. Mais à peine fus-je dans mon lit, que j'entendis un grand bruit; j'eus peur et je demandai du secours. On me dit que c'était la terre qui

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