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FABLE LI.

LES DEUX RENARDS.

Deux renards entrèrent la nuit, par surprise, dans un poulailler; ils étranglèrent le coq, les poules et les poulets; après ce carnage ils apaisèrent leur faim. L'un, qui était jeune et ardent, voulait tout dévorer: l'autre, qui était vieux et avare, voulait garder quelques provisions pour l'avenir. Le vieux disait : -- Mon enfant, l'expérience m'a rendu sage; j'ai vu bien des choses depuis que je suis au monde. Ne mangeons pas tout notre bien en un seul jour. Nous avons fait for

c'est un tresor que nous avons trouvé, il faut le ménager. Le jeune répondit: Je veux tout manger, pendant que j'y suis, et me rassasier pour huit jours; car pour ce qui est de revenir ici, chansons! il n'y fera pas bon demain; le maître, pour venger la mort de ses nous assommerait, Après cette conversation, chacun prend son parti. Le jeune mange tant, qu'il se crève, et peut à peine aller mourir dans son terrier. Le vieux, qui croit bien plus sage de modérer ses appétits et de vivre d'économie, retourne le lendemain à sa proie, et est assommé par le maître.

Ainsi chaque âge a ses défauts: les jeunes gens sont fougueux et insatiables dans leurs plaisirs; les vieux sont incorrigibles dans leur avarice. FÉNELON.

FABLE LII.

LE LOUP ET LE JEUNE MOUTON.

berg

Des moutons étaient en sûreté dans leur parc; les chiens dormaient, et le berger, à l'ombre d'un grand ormeau, jouait de la flûte avec d'autres bergers voisins. Un loup affamé vint, par les fentes de l'enceinte, reconnaître l'état du troupeau. Un jeune mouton, sans expérience, et qui n'avait jamais rien vu, entra en conversation avec lui: Que venez-vous chercher ici? dit-il au glouton. L'herbe tendre et fleurie, lui répondit le loup.1Vous savez que rien n'est plus doux que de paître dans une verte prairie émaillée de fleurs, pour apaiser sa faimet d'aller éteindre sa soif dans un clair ruisseau : j'ai trouvé ici l'un et l'autre. Que faut-il davantage? J'aime la philosophie qui enseigne à se contenter de peu, Il est donc vrai, repartit le jeune mouton, que vous ne mangez point la chair des animaux, et qu'un peu d'herbe vous suffit? Si cela est, vivons comme frères et paissons ensemble. Aussitôt le mouton sort du parc dans la prairie où le sobre philosophe le mit en pièces et l'avala.

Défiez-vous des belles paroles des gens qui se vantent d'être vertueux. Jugez-les par leurs actions, et non par leurs discours. FENELON.

FABLE LIII.

LE RENARD PUNI DE SA CURIOSITÉ.

Un renard des montagnes d'Aragon, ayant vieilli dans la finesse, voulut donner ses derniers jours à la

curiosité. Il prit le dessein d'aller voir en Castille le fameux Escurial, qui est le palais des rois d'Espagne, bâti par Philippe II. En arrivant il fut surpris, car il était peu accoutumé à la magnificence: jusqu'alors il n'avait vu que son terrier, et le poulailler d'un fermier voisin, où il était d'ordinaire assez mal reçu. Il voit, là des colonnes de marbre, là des portes d'or, des bas-reliefs de diamants. Il entre dans plusieurs chambres dont les tapisseries étaient admirables: on y voyait des chasses, des combats, des fables où les dieux se jouaient parmi les hommes; enfin l'histoire de don Quichotte, où Sancho, monté sur son grison, allait gouverner l'île que le duc lui avait confiée. Puis il aperçut des cages où l'on avait renfermé des lions et des léopards.

Pendant que le renard regardait ces merveilles, deux chiens du palais l'étranglèrent. Il se trouva mal de sa curiosité. FÉNELON.

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FABLE LIV.

L'ABEILLE ET LA MOUCHE.

Un jour une abeille aperçut une mouche auprès de sa ruche. Que viens-tu faire ici? lui dit-elle d'un ton furieux. Vraiment, c'est bien à toi, vil animal, à te mêler avec les reines de l'air! Tu as raison, répondit froidement la mouche, on a toujours tort de s'approcher d'une nation aussi fougueuse que la vôtre.

Rien n'est plus sage que nous, dit l'abeille : nous seules avons des lois et une république bien policée; nous ne cueillons que des fleurs odoriférantes; nous ne faisons que du miel délicieux, qui égale le nectar. Ote-toi de ma présence. vilaine mouche importune,

VRAIS ORN.

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qui ne fais que bourdonner et chercher ta vie sur les ordures. Nous vivons comme nous pouvons, répon

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dit la mouche; la pauvreté n'est pas un vice; mais la colère en est un grand. Vous faites du miel qui est doux, mais votre cœur est toujours amer : vous êtes sages dans vos lois, mais emportées dans votre conduite. Votre colère, qui pique vos ennemis, vous donne la mort, et votre folle cruauté vous fait plus de mal qu'à personne.

Il vaut mieux avoir des qualités moins éclatantes, avec plus de modération. FENELON.

FABLE LV.

L'OURSE ET LE PETIT OURS, OU LA PATIENCE ET
L'ÉDUCATION CORRIGENT BIEN DES DÉFAUTS.

Une ourse avait un petit ours qui venait de naître. Il était horriblement laid. On ne reconnaissait en lui aucune figure d'animal: c'était une masse informe, hideuse. L'ourse, toute honteuse d'avoir un tel fils, va trouver sa voisine la corneille, qui faisait grand bruit par son caquet, sur un arbre. Que ferai-je, lui dit-elle, ma bonne commère, de ce petit monstre? J'ai envie de l'étrangler. Gardez-vous-en bien, dit la causeuse j'ai vu d'autres ourses dans le même embarras que vous. Allez, léchez doucement votre fils; il sera bientôt joli, mignon et propre à vous faire honneur. La mère crut facilement ce qu'on lui disait en faveur de son fils. Elle eut la patience de le lécher longtemps. Enfin il commença à être moins difforme, et elle alla remercier la corneille en ces termes: Si vous n'eussiez modéré mon impatience, j'aurais cruellement déchiré mon fils qui fait maintenant tout le plaisir de ma vie.

Oh! que l'impatience empêche de biens et cause FENELON.

de maux.

FABLE LVI.

LE DRAGON ET LES DEUX RENARDS.

Un dragon gardait un trésor dans une profonde caverne, il veillait jour et nuit pour le conserver. Deux renards, grands fourbes et grands voleurs de leur métier, s'insinuèrent auprès de lui par leurs flatteries. Ils devinrent ses confidents. Les gens les plus complaisants et les plus empressés ne sont pas les plus sûrs. Ils le traitaient de grand personnage, admiraient toutes ses fantaisies, étaient toujours de son avis, et se moquaient entre eux de leur dupe. Enfin il s'endormit un jour au milieu d'eux : ils l'étranglèrent, et s'emparèrent du trésor. Il fallut le partager entre eux: c'était une affaire bien difficile, car deux scélérats ne s'accordent que pour faire le mal. L'un d'eux se mit à moraliser : A quoi, ditil, nous servira cet argent? Un peu de chasse nous vaudrait mieux; on ne mange point de métal, les pistoles sont de mauvaise digestion. Les hommes sont des fous d'aimer tant ces fausses richesses: ne soyons pas aussi insensés qu'eux. L'autre fit semblant d'être touché de ces réflexions, et assura qu'il voulait vivre en philosophe, comme Bias,1 portant tout son bien sur lui. Chacun fit semblant de quitter le trésor; mais ils se dressèrent des embûches et s'entredéchirèrent. L'un d'eux en mourant dit à l'autre, qui était aussi blessé que lui: Que voulais-tu faire de cet

(1) Célèbre philosophe. Comme il ne possédait que de la science, Bias disait Je porte tout mon bien avec moi.

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