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fité foit l'effet de la liberté politique; car où eft le gouvernement qui veille de fi près fur les individus, qu'il ne laiffe pas leur conduite & leur vie privée en pleine liberté? Peut-on raifonnablement imaginer que les hom mes des autres nations ne foient pas, auffi bien que nous, les maîtres de leur temps, de leurs actions particulières, de l'intérêt de leur ménage & libres d'être à leur gré ce qu'il leur plaît, économes ou prodigues, triftes ou folâtres, fages ou libertins? La liberté eft certainement néceffaire pour le développement parfait & le jeu des humeurs & des penchans dominans de l'homme; mais cette efpèce de liberté fe trouve par-tout, dans les monarchies, comme dans les républiques.

J'eus occafion, il y a quelques jours, d'obferver combien la paffion dominante de chaque individa étoit toujours prête à faifir le moment de liberté qui lui étoit offert, & avec quelle facilité elle fe montre & fe met à l'aife, dès qu'elle eft délivrée du

poids de la contrainte qui gêne fon effor: c'étoit dans un voyage que je fis dans une voiture publique. Ordinairement les voyageurs qui s'y trouvent ne fe connoiffent pas & ne fe font jamais vus, avec la certitude de ne fe revoir peut-être jamais, le voyage fini. On devroit donc, ce femble, être fort indifférent fur l'efpèce d'opinion qu'on laiffe de foi à tous ces phantômes paffagers: c'eft tout le contraire. L'efpèce de certitude qu'on a qu'on ne fera pas découvert

&

qu'il n'y a là perfonne pour nous ar'racher notre mafque, fait que tous fe donnent & empruntent le perfonnage que chacun ambitionne le plus; & il n'eft guère d'occafion où l'on fe livre plus vifiblement à l'affectation de la fupériorité.

Le jour du départ, dès le point. du jour, je montai dans la voiture avec trois hommes & deux femmes: tels étoient mes compagnons de voyage. Il étoit curieux d'obferver l'air d'importance & de dignité que chacun prenoit en entrant dans la

voiture, & avec quelle politeffe fuperbe on fe rendoit l'un à l'autre les complimens ordinaires. Après ces premières formalités remplies, nous reftâmes affis, tous à nous regarder en filence. Chacun recueille fur fon visage & dans tout fon maintien le plus de dignité & de nobleffe qu'il peut, & fait tous fes efforts pour infpirer à fes compagnons le plus grand refpect poffible pour fa perfonne.

J'ai toujours vu que le filence fe propageoit, en quelque forte, luimême, & que plus on avoit été longtemps dans un cercle fans parler, plus il étoit difficile de fortir de cet état muet, & de trouver quelque chofe à dire. Cependant l'ennui commençoit à nous gagner, & il n'étoit perfonne de nous qui ne défirât au fond de fon ame que la converfation s'établît; mais c'étoit à qui rifqueroit la première parole. Perfonne n'étoit difpofé à defcendre de fa dignité, & à faire. le premier pas. A la fin, un des trois hommes perfonnage rubicond & chargé d'embonpoint, qui s'étoit paré

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pour cette expédition d'un beau furtout, avec un chapeau relevé d'un large galon, tira fa montre, la regarda en filence, & enfuite fe mit à la balancer dans fa main. C'étoit, j'en fuis sûr, une invitation à la compagnie de lui demander l'heure qu'il étoit ; mais perfonne ne faifit cette ouverture. Malgré l'obftination générale, la démangeaifon de parler l'emporta fur fon reffentiment; & de lui-même : Il eft deux heures paffées, dit-il, & dans deux heures nous ferons au déieûné.

Point de réponse: chacun refta dans fon filence endurci. Les dames fe rengorgèrent; moi, je m'amufai à obferver leur fière contenance; & des deux autres cavaliers, l'un avoir l'air de s'occuper à compter les arbres de la route, tandis que l'autre, fon chapeau enfoncé fur fes yeux, jouoit T'homme affcupi. L'homme à la montre fe montra d'un fort bon caractère ; & pour faire voir que les dédains de la compagnie ne l'avoient pas découragé, il fe met à frédonner un air

entre fes dents, & à battre la mesure fur fa tabatière.

Ainfi, mécontens les uns des autres, & affez peu contens de nous-mêmes, nous arrivâmes enfin à la petite hôtellerie du déjeûné. Dès qu'on fut defcendu, chacun chercha à se dédommager de ce long filence, par une foule de queftions & d'ordres à l'aubergifte & à ceux qui nous fervoient. Après que chacun fe fut procuré ce qui étoit de fon goût, ou qu'il fut clair qu'il falloit s'en paffer, nous nous afsîmes enfin autour de la même table. L'homme au furtout .d'écarlate, confervant fon caractère fut le premier à regarder à fa montre, & nous dit que nous avions encore une demi-heure à nous arrêter, & qu'il étoit fâché de voir fi peu de gaîté dans la compagnie; qu'en voyage on étoit tous égaux; & que pour lui, il étoit toujours prêt à faire fociété avec toute la voiture. = Je me fouviens, dit-il, d'un jour ( c'étoit justement le matin, à la même heure qu'aujourd'hui) que nous voyagions

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