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LE ROI,

LE SOPHI, ET LE BARBIER,

CONT E.

2 776.

UN Roi de Tartarie, se promenant un jour auprès de fon palais, trouva un Sophi, ou Dervichè perfan, qui, lui adreffant la parole, s'écria: Seigneur, fi vous voulez me donner cent dinars (un dinar vaut un fequin), je vous donnerai un bon confeil. Le Monarque, perfuadé qu'il y avoit peu de confeils de cette valeur, imaginant qu'on alloit lui dire quelque chofe de fort extraordinaire, les lui fit donner, Seigneur, lui dit le Sophi, voici mon confeil. Ne conmencez jamais une chofe que vous n'en ayez envisagé la fin &

les conféquences. Les Vifirs & tous ceux de la fuite du Roi fe mirent à rire, voyant qu'il avoit payé fi cher un avis fi commun, quoiqu'au fond affez raifonnable. Mais le Sultan ne pensa pas comme eux; il fentit que les maximes les plus néceffaires font celles que l'on fuit le plus rarement, parce qu'on ne fe les rappelle pas à propos. Ainfi le Monarque, trouvant le confeil excellent, en fit fa devise favorite, & la fit écrire & graver fur toutes les pièces de fon argenterie, & particulièrement fur fon plat à barbe, qui étoit d'or.

Les chofes étoient en cet état, lorfqu'un grand Seigneur de la Cour, efpérant monter fur le trône, confpira contre la vie de fon Souverain. Il fit faire au barbier du Roi la propofition de le rafer avec un rafoir empoisonné, qui le feroit mourir fur le champ. Pour y engager ce malheureux, il offrit une fomme confidérable, dont il lui livra même une partie, l'affurant d'ailleurs d'une grande fortune après le crime confommé. Le

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barbier y étoit tout réfolu, & fe Ꭹ . rendit chez le Sultan avec cet horrible projet. On apporte le plat à barbe; le barbier le prend d'un air tranquille mais en lavant la barbe du Monarque, il jeta les yeux fur la devife, & elle lui fit faire des réflexions. « Pourquoi, dit-il, commettrois-je ce crime? que peut-il en réfulter de bon pour moi? Rien. Je n'aurai pas plutôt fait périr le Roi, que l'on me foupçonnera de fa mort: je ferai arrêté, peut-être tué fur le champ; ou fi l'on diffère mon fupplice, ce fera pour me faire fubir la queftion la plus rigoureufe; les tourmens me forceront d'avouer mon crime & de déclarer mon complice: ma perte & la fienne feront inévitables; l'argent que j'ai reçu & celui qui m'eft promis me deviendront inutiles; & quand même tout cela n'arriveroit pas, quand je ne ferois ni foupçonné ni arrêté, ma vie en feroit-elle plus en sûreté? Non; celui qui m'a engagé à commettre le crime, fera intéreffé à me faire périr, pour

ne laiffer aucune trace de fa trahifon ».

Tout en faifant ces réflexions, il avoit pofé le baffin fur une table, & pris le rafoir empoisonné; mais au moment de s'en fervir, il fe trouble, il héfite; enfin il le remet dans fa trouffe, & en prend un autre. Le Sultan, qui s'étoit aperçu que le barbier étoit plongé dans de férieuses réflexions, & voyant qu'il changeoit de rafoir, voulut en favoir la cause. Barbier, lui dit-il, tu me parois rêveur tu viens de changer de rafoir; pourquoi cela? Il y a du mystère làdeffous; je veux que tu m'en donnes l'explication dis-moi la vérité. Le ton du Monarque en impofa au barbier; fon trouble augmenta; il changea de couleur: enfin il fe jeta aux pieds du Sultan, lui avoua qu'il avoit été féduit par un Seigneur qui le trahiffoit, & qui l'avoit engagé, en lui donnant de l'argent & en lui promettant-une fomme confidérahle, à le faire périr. Qui t'a empêché de confommer ton crime? dit le Sultan. C'est la maxime que j'ai

lue fur ton plat à barbe, répondit le barbier, en lui rapportant les réflexions qu'elle lui avoit fait faire. Le Prince en fentit alors, plus que jamais, toute l'importance. Il pardonna àu barbier, en faveur de fon aveu fit arrêter fur le champ le Seigneur, qui ne put défavouer fon crime, & qui eut la tête tranchée. Il envoya chercher le Sophi, qu'il combla d'hon neurs & de biens, & dit aux Visirs & aux Grands du royaume qui étoient préfens: Vous avez ri lorsque j'ai payé cent dinars un bon confeil! Apprenez que ce confeil vient de me fauver la vie, & vous garantir du malheur d'avoir pour maître l'affaffin de votre Roi. Il leur conta ce qui étoit arrivé.

Fin du Volume de Février,

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