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entendre comment ce résultat a été le produit nécessaire de la force des choses, partout où il s'est manifesté, et montrer en même temps quelles en sont les causes, dans nos penchants naturels et dans nos passions, quand les uns ne sont pas dirigés par la raison, et les autres contenues par des sentiments de justice.

Dans ce mélange ou dans cette association de deux éléments aussi hétérogènes, aussi étrangers l'un à l'autre, par leur nature, que le sont la force brute ou matérielle et l'autorité spirituelle ( mélange qui est le caractère constant de toute civilisation imparfaite), c'est le second de ces éléments qui a toujours le plus de persistance, et qui contribue à la durée du pouvoir que leur union a créé. Un système d'opinions purement spéculatives sur plusieurs questions qui, malgré leur obscurité impénétrable, et à cause de cette obscurité même, saisissent vivement les imaginations, peut, une fois qu'il est établi, se maintenir pendant de longs siècles, sans altération très sensible. Car, d'abord, il n'y a, chez un peuple encore ignorant et grossier, que bien peu d'hommes qui aient le loisir ou la volonté d'examiner le système adopté; presque tous les individus qui sont doués de quelque vigueur intellectuelle, se vouent à la défense et au maintien des opinions reçues, parce que c'est un moyen de crédit et de pouvoir. A peine se trou

ve-t-il, dans le cours de plusieurs siècles, quelques esprits assez hardis pour oser concevoir des doutes, et surtout pour les manifester mais le sort qu'ils éprouvent est plus propre à décourager ceux qui seraient tentés de les imiter, qu'à leur en inspirer le dessein. C'est donc seulement lorsqu'il survient quelque dissentiment entre les défenseurs mêmes des opinions régnantes, que celles-ci peuvent recevoir quelque atteinte grave; mais toute doctrine nouvelle, qu'elle soit ou non véritable et fondée sur la raison, éprouve toujours, avant de s'établir, une longue et violente résistance.

Remarquons d'ailleurs, que l'influence prédominante et toujours active des sentiments physiques ou organiques, est encore l'une des causes les plus efficaces de l'amour immodéré du pouvoir, du culte presque universel qu'obtient la puissance, soit matérielle, soit spirituelle. En effet, les individus qui se consacrent à la propagation et à la défense de certaines idées purement spéculatives auront beau s'imposer à eux-mêmes, comme des lois inviolables de leur profession, le mépris des richesses, le renoncement aux plaisirs, aux pompes et aux grandeurs de la terre; ils auront beau faire vœu de pauvreté, d'humilité et de continence: du moment où ils seront parvenus à disposer de la force publique, pour appuyer et défendre leurs dogmes abstraits, ils deviendront infailliblement les plus avides, les plus

orgueilleux et les plus incontinents des hommes. Car il serait tout-à-fait contraire à la nature des choses, que, pouvant disposer des volontés, des richesses, et souvent même des personnes d'un grand nombre de leurs semblables, et pouvant en abuser impunément, ils ne fussent pas sans cesse tentés de le faire. La même cause qui aura contribué à établir leur domination, tendra donc incessamment à l'accroître, car ils auront pour soutiens, outre le grand nombre des hommes sincèrement persuadés, tous ceux qui espèreront de profiter directement ou indirectement des avantages que le pouvoir donne à ses partisans. Ainsi, la résistance de ceux que ce même pouvoir irrite ou indigne, sera paralysée par la crainte de tout le mal qu'il peut faire à ses adversaires, qu'il ne manque jamais de traiter en

ennemis.

On paraît croire assez généralement que la passion excessive du pouvoir, ou l'ambition, est le propre des ames élevées et des cœurs magnanimes: il me semble, au contraire, qu'elle caractérise presque toujours les hommes qui n'ont aucune véritable dignité, et dont le cœur n'est susceptible d'aucun sentiment généreux. Les plus vils esclaves, les plus lâches suppôts de la tyrannie, sont précisément ceux qui convoitent avec le plus d'ardeur toutes les occasions de s'élever au-dessus de leurs égaux, ou de leurs supérieurs en talents et en mérite réel; ce sont

toujours ceux qui exercent avec le plus d'insolence et d'inhumanité, l'autorité qui leur est confiée, quelque précaire ou chétive qu'elle soit. Sous un monarque infatué de la chimère du pouvoir absolu, ou sous un usurpateur que la réunion de facultés personnelles extraordinaires et le concours de circonstances encore plus rares auront placé au rang suprême , voyez toutes les ambitions subalternes s'empresser, s'agiter de toutes parts, pour enflammer et assouvir cette soif de domination qui le dévore, lui vendre à qui mieux mieux les droits les plus sacrés des sujets, lui immoler leurs garanties les plus précieuses, afin d'obtenir, en retour de leur servile dévouement, quelques parcelles de cet or qu'il enlève violemment aux citoyens ou aux nations étrangères, quelque délégation de cette puissance sans frein comme sans limites, qu'ils s'efforcent de remettre en ses mains. Voyez, enfin, cette foule innombrable d'agents de la tyrannie, dans tous les rangs et presque dans toutes les conditions, employer la calomnie, le mensonge, la délation, l'intrigue, la basse flatterie et tous les moyens les plus honteux, pour se supplanter les uns les autres, pour arriver aux places, aux honneurs, aux dignités : et demandez-vous si ceux qui sont ainsi parvenus à s'approcher le plus près du suprême dispensateur de ces prétendus biens, sont capables de lui suggérer des pensées nobles ou généreuses. Si lui-même

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est capable de concevoir de telles pensées, lorsqu'il sent à chaque instant le besoin de s'entourer de pareils auxiliaires? Concluons donc que le désir immodéré du pouvoir, et toutes les actions ou toutes les déterminations qui en sont la suite, est, plus encore que l'amour excessif des richesses, l'indice de la plus étroite personnalité, d'un égoïsme qui tend incessamment à étouffer tous les sentiments de patrie, d'honneur et d'humanité.

§ 11. Désir immodéré de la considération, de la renommée ou de la gloire.

De grandes richesses sont, comme on l'a déja dit, un moyen d'obtenir des marques extérieures d'égard et de considération; elles sont un sujet d'admiration presque universelle, et donnent ordinairement à celui qui les possède une sorte de célébrité. Il en est de même des hautes dignités, des emplois importants auxquels se joint un grand pouvoir. Enfin, le plus haut degré de la puissance, la souveraineté, soit légitime, soit usurpée, jouit, à plus forte raison, et dans un degré incomparablement supérieur, de tous ces avantages, quels qu'ils soient. Mais, si l'homme qui en est revêtu a la passion exagérée de ce qu'on appelle communément la gloire*, s'il obtient d'é

* Il y a peu de termes dont le sens soit aussi équivoque que celui du mot gloire. J'adopterais volontiers la définition

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