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les appelle, le bonheur dont il s'imagine qu'ils jouissent; souvent même il se plaît à leur supposer les talents ou les vertus qui leur manquent. Cela vient peut-être d'un instinct de justice, si naturel au cœur de l'homme, qu'il lui est difficile de concevoir un bonheur qui ne serait pas mérité; et peut-être aussi du penchant, non moins naturel, qui le porte à imaginer toujours, en ce genre, ce qu'il peut concevoir de plus complet, ou de plus parfait.

Quoi qu'il en soit, les causes nombreuses et diverses que nous venons d'assigner à la sympathie, ou aux divers degrés d'affection bienveillante, agissent en plus ou moins grand nombre et avec plus ou moins d'énergie sur l'esprit de chaque individu, dès l'âge le plus tendre; et, en y développant les sentiments divers que nous avons aussi indiqués, elles y font naître des déterminations qu'il est également utile d'observer.

Et d'abord, l'effet le plus immédiat et le plus naturel qui résulte de la sympathie que les enfants éprouvent pour ceux avec qui ils vivent et qui savent gagner leur affection, c'est le besoin d'entretenir et de conserver celle qu'ils sentent qu'on a pour eux, besoin qui excite et développe très promptement leur penchant naturel à l'imitation. Aussi, tous les écrivains, anciens et modernes, qui ont traité de l'éducation, s'accordent-ils à recommander expressément aux parents et aux instituteurs, non seule

ment de veiller avec un soin extrême sur les mœurs, les opinions, le caractère et les habitudes des personnes qui ont des rapports fréquents avec les enfants; mais ils exigent des instituteurs et des parents euxmêmes, une sévère attention sur leurs propres habitudes, sur leurs manières, leurs opinions et leurs sentiments, que l'enfant, disent-ils, s'empressera d'autant plus d'adopter et d'imiter, qu'il sentira plus vivement le besoin de leur plaire et d'être approuvé par eux. Au reste, cette tendance instinctive à l'imitation, produite par la sympathie et par les divers sentiments qu'elle embrasse, ne s'observe pas seulement dans l'enfance et dans l'adolescence, elle entraîne souvent, à leur insu, les hommes même d'un âge plus avancé, qui se modèlent, en quelque sorte, autant qu'ils peuvent, sur ceux pour qui ils ont conçu ou de l'estime ou de l'admiration.

Le plaisir qu'on trouve à se voir l'objet de la sympathie des autres se fait donc sentir de très bonne heure, et quelquefois avec une grande énergie. D'un autre côté, le spectacle du bonheur, réel ou présumé, dont jouissent ceux qui obtiennent une sympathie très générale, produit des impressions d'autant plus vives, que le nombre des personnes qui l'éprouvent en même temps est plus considérable. De là naît, dans l'âme des spectateurs, un vif désir d'obtenir, à leur tour, un semblable bonheur et tel est le principe de ce qu'on appelle

Émulation, ou, plus généralement, Désir de la supériorité.

Mais si ce sentiment, l'un des plus constants et des plus universels dont le cœur humain soit susceptible, peut être regardé comme le principal mobile de tout ce qui se fait de grand et d'utile dans les sociétés humaines; s'il est la principale cause de leurs progrès dans tous les genres de connaissances, d'arts et de travaux, de la perfectibilité indéfinie en tout genre vers laquelle elles tendent incessamment, il est souvent aussi la source des maux sans nombre et sans mesure auxquels elles sont exposées. C'est donc ici qu'il importe de marquer, avec quelque précision, la limite qui sépare les sentiments sympathiques des sentiments personnels, dans toutes les circonstances où ces deux sortes de sentiments agissent sur notre esprit comme deux forces opposées et, en quelque sorte, antagonistes l'une de l'autre.

Car la sphère d'activité de nos sentiments sympathiques n'embrasse pas seulement les individus qui, par les qualités diverses dont ils sont doués, peuvent nous inspirer de la bienveillance, de l'estime, du respect ou de l'admiration; elle comprend aussi les classes souvent très nombreuses de ceux avec qui nous pouvons avoir des opinions, des désirs et des intérêts communs. En un mot, elle peut se prêter aux mêmes divisions que le système

entier de nos associations d'idées, comme je l'ai dit précédemment à l'occasion de ce genre de phénomènes *. Or, à tous les divers degrés d'extension, s'il le faut ainsi dire, dont notre sympathie est susceptible, elle peut, en quelque manière, s'opposer à elle-même; d'où il arrive qu'à chaque degré les sentiments qui semblent être et qui sont en effet sympathiques, peuvent paraître et devenir réellement personnels, par rapport à ceux d'une sympathie plus étendue ou plus légitime.

Ainsi, quoique le dévouement à l'amitié soit un sentiment sympathique, comparé à tous ceux qui sont purement et exclusivement personnels, il peut lui-même devenir un sentiment personnel, si l'on y sacrifie des intérêts plus légitimes, que la raison devrait faire préférer, comme sont, dans certains cas, ceux de la famille, ceux du corps dont on est membre, ou ceux de la patrie. Car la raison nous prescrit impérieusement, comme je le ferai voir dans un autre endroit, de préférer les intérêts plus généraux à ceux qui le sont moins, le bonheur de la société entière à celui des individis, excepté dans les cas où il s'agirait de violer leurs droits les plus imprescriptibles.

Toutes les fois donc que nous transgressons cette loi de la raison, nous en sommes avertis d'abord

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par l'espèce de malaise que nous fait éprouver la sympathie que nous ne pouvons jamais entièrement étouffer dans nos cœurs, et qui y élève la voix en faveur de ceux qui auraient à souffrir de la préférence injuste qui nous détermine. En second lieu, nous en sommes avertis aussi par la pensée que nous serons blâmés, haïs ou méprisés, par toute personne qui, n'ayant aucun intérêt direct ou indirect dans notre conduite, ne sera influencée que par les sentiments les plus naturels et les plus conformes à la stricte justice. Or, c'est là précisément ce qui constitue cette opposition de la sympathie à elle-même, dont j'ai parlé tout à l'heure. Elle peut donc avoir lieu, ou se manifester à tous les divers degrés de nos sentiments sympathiques, et dès-lors nous sommes autorisés à les considérer comme des sentiments personnels, par opposition à ceux d'une sympathie plus étendue ou plus légitime. C'est cet effet constant du mode d'action de la sympathie sur un esprit éclairé et sur un cœur généreux, que notre illustre Fénelon exprimait par ces belles paroles : « Je préfère ma famille à moi« même, ma patrie à ma famille, et le genre hu« main à ma patrie.

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S. 7. Sentiment de la justice.

Il n'y a donc véritablement prédominance des

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