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née principalement à adoucir, dans les rapports nécessaires et si multipliés des hommes entre eux, ce les sentiments et les besoins purement personnels pourraient avoir de trop âpre et de trop violent.

que

La sympathie est donc en nous la cause de ce sentiment général d'humanité, qui tend à garantir l'homme des maux ou des souffrances qu'il peut avoir à craindre de ses semblables, c'est-à-dire de celles qui, pour le nombre et l'intensité, sont souvent les plus cruelles et les plus redoutables. On peut dire aussi qu'en nous rendant généralement très pénible le spectacle de la souffrance, même dans les animaux, la nature semble avoir voulu que l'homme étendît jusqu'aux créatures d'un ordre inférieur cet instinct de répugnance à causer de la douleur, dont elle a fait une des conditions de notre sensibilité, et comme la première loi de notre constitution morale.

La pitié ou la compassion que nous éprouvons pour les infortunes de tout genre dont nous avons occasion d'être témoins, et même pour celles qui ne nous sont connues que par le récit l'on nous en

que

langue des Romains d'expression directe pour rendre cette idée, a recours, dans ses lettres et dans ses traités philosophi ques, au mot grec lui-même : cognoscet suam illam in meo dolore ovμály, neque tum mihi obscuram, neque post ingratam fuisse.

(CICER. Ad Attic., l. IV, epist. 15.)

fait, l'indulgence pour les torts qu'on peut avoir à notre égard, la clémence dont l'homme qui dispose d'un grand pouvoir peut user envers celui qui l'a offensé *, ne sont que des nuances ou des modes du sentiment de l'humanité. Celui qui, par ses actions et par sa conduite, se montre étranger à ce sentiment, semble donc renier sa propre nature; il semble se déclarer lui-même hors la loi de l'humanité, puisqu'il la méconnaît et la brave autant qu'il est en lui.

§ 3. Sentiment de l'égalité.

La sympathie, en apprenant à chacun de nous à se considérer, en quelque sorte, lui-même dans les autres hommes, à voir en eux des êtres qui sont non seulement ses semblables, mais ses égaux à bien des égards, lui apprend en même temps, et par la même raison, à concevoir qu'ils peuvent et qu'ils doivent même, à leur tour, se considérer en lui, voir en lui leur semblable et leur égal, sous bien des rap

* Les mots miséricorde et miséricordieux, dont on se servait anciennement pour désigner les actes de simple humanité faits par un prince, ou quelquefois par un seigneur féodal, ne se disent plus qu'en parlant de Dieu et de ses attributs. Il en sera probablement de même, un peu plus tard, du mot clémence, et, en général, des expressions qui s'appliquent à l'exercice d'un pouvoir sur-humain ou absolu, dans les sociétés humaines.

ports. Or, tel est le fondement ou la cause du sentiment que chacun de nous acquiert très promptement de l'existence d'une sorte d'égalité entre les hommes, sentiment qui donne presque immédiatement naissance à ceux de droit et de devoir.

Sans doute, il n'y a point, à parler rigoureusement, d'égalité possible entre deux individus de l'espèce humaine, soit sous le rapport des forces physiques, soit sous celui des facultés morales ou intellectuelles leurs degrés varient à l'infini d'un individu à un autre, mais leur nature est la même dans tous. Or c'est cette égalité de nature dont je dis que le sentiment ne saurait jamais s'effacer entièrement, même lorsque l'abus de la force nous contraint à le dissimuler, même chez ces hommes parvenus au dernier degré d'abjection, qui, de leur propre mouvement, de leur plein consentement, semblent s'être voués à une servitude ignominieuse.

§ 4. Remords de la Conscience.

Mais ce sentiment de l'égalité n'existe pas moins dans l'homme violent et emporté par ses passions égoïstes et fougueuses, que dans celui qu'il outrage et dont il opprime la faiblesse. Car il ne dépend pas de nous d'étouffer entièrement un sentiment dont le Créateur a voulu faire l'une des conditions de notre existence. On peut l'affaiblir ou l'obscurcir, on peut

le surmonter ou le vaincre, on ne saurait jamais. l'anéantir. La sympathie, ainsi modifiée, telle est donc la voix qui crie au fond du cœur de l'homme injuste ou cruel : « En violant, dans ton semblable, la loi sacrée de l'égalité, c'est toi-même que tu outrages; en méconnaissant ses droits, tu détruis, autant qu'il est en toi, tes propres droits. » Telle est, en un mot, l'origine ou la cause de ce qu'en morale on appelle reproche ou remords de la conscience; ce n'est, en effet, que la peine naturelle de la sympathie violée.

Car, s'il arrive quelquefois qu'un ennemi furieux, et aveuglé par la colère, se blesse lui-même en voulant blesser ou tuer son adversaire, il arrive toujours que l'homme qui fait à son semblable un mal véritable, et non mérité, en souffre plus ou moins lui-même. Il ne peut agir ainsi sans produire une impression pénible sur cette partie de sa constitution morale qui semble destinée à prévenir le mal que nous serions tentés de faire à d'autres, et celui qu'ils pourraient nous faire à leur tour.

Mais cette loi de la sympathie, à laquelle tout être humain naît et demeure assujetti, parce qu'elle dérive d'un fait universel et incontestable de sa nature, comment arrive-t-il qu'elle soit si souvent transgressée ou presque entièrement méconnue, malgré la sanction non moins indubitable qu'elle reçoit de cette même nature dans le sentiment du remords, quand on la transgresse, et dans celui d'un bonheur fort

supérieur à tout ce qu'il nous est permis de désirer ou d'espérer, quand on l'observe religieusement? Cette question importante doit trouver sa solution, comme toutes celles du même genre, dans l'observation attentive des faits, ainsi que l'on pourra le voir par ceux dont il nous reste à tracer une esquisse rapide.

§ 5. Deux points de vue sous lesquels il est nécessaire de considérer la Sympathie morale.

Remarquons d'abord qu'il n'y a point d'homme qui n'éprouve à un degré tantôt plus grand, tantôt moindre, des sentiments de sympathie pour d'autres personnes, et qui n'ait été et ne soit lui-même l'objet d'une sympathie plus ou moins vive de la part des autres. Or, il est évident que ces deux états, par rapport au même genre de sentiments, étant essentiellement différents, doivent exercer, chacun de sa part, une influence aussi fort différente sur notre manière d'être, et, en général, sur toutes nos déterminations. Sans doute nous avons tous besoin d'obtenir, jusqu'à un certain point, l'affection et la bienveillance de ceux avec qui nous avons des rapports nécessaires ou fréquents; mais nous avons presque également besoin d'éprouver de la bienveillance ou de la sympathie, au moins pour quelques personnes. Celui à qui tous les hommes

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