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un langage qui a toujours choqué les esprits faciles à alarmer sur les conséquences de toute doctrine où ils croient entrevoir quelque tendance vers le matérialisme. Helvétius, par exemple, en affectant de rapporter à ce qu'il appelle sensibilité physique le développement des talents les plus éclatants, les actes du dévouement le plus généreux et de la plus sublime vertu, excita, comme on sait, un scandale presque universel. Il faut l'avouer, son système, sous ce rapport, est entièrement contraire à la vérité des faits la conduite même de l'auteur, dans presque toutes les habitudes de sa vie, en fut la réfutation la plus éclatante. On lui prodigua les injures, on le persécuta avec une sorte de fureur: sans doute il eût été plus raisonnable de prouver que sa doctrine était fausse, en rendant hommage aux vertus qui honoraient son caractère.

Mais, quels que soient les inconvénients de la prédominance des sentiments physiques sur le système de nos actions et de nos habitudes, et quoique nous devions, par conséquent, nous appliquer sans cesse à combattre les fâcheux effets de leur constante influence, il serait presque aussi insensé de prétendre s'en affranchir entièrement, que de s'y abandonner sans réserve. L'apathie des stoïciens, et l'ascétisme des fanatiques de toutes les religions, peuvent également conduire à une incurable démence ou à une stupide imbécillité, de même que

l'excès des voluptés n'est que trop souvent cause de la plus honteuse dégradation morale, d'une véritable folie, ou des plus cruelles souffrances.

§ 4. Sentiments intellectuels et Passions auxquelles ils donnent lieu.

Qu'il y ait des peines et des plaisirs purement intellectuels, c'est ce dont il est impossible de douter, pour peu que l'on veuille faire attention aux circonstances fréquentes où ces sentiments se manifestent de la manière la plus évidente. La joie que cause aux enfants, et aux hommes même les plus ignorants, la vue de quelque objet nouveau ou inconnu, ou la découverte de quelque qualité ou propriété nouvelle, dans ceux qu'ils connaissaient déja, est bien certainement un sentiment qui appartient uniquement à l'intelligence. L'esprit d'invention sollicité par le besoin, donne lieu à une suite d'opérations de l'entendement, qui toutes sont accompagnées de sentiments agréables à différents degrés. Depuis le moment où il commence à s'exercer, et trompe déja, en quelque manière, par l'espérance du succès, la peine qui naît du besoin, jusqu'à celui où il est parvenu à trouver le moyen de le satisfaire, l'esprit de l'homme éprouve quelquefois une suite de plaisirs très vifs. La surprise, l'étonnement, l'admiration, sont aussi des sentiments qui s'adressent uniquement à son intelligence: les deux pre

miers sont tantôt agréables et tantôt pénibles, mais le dernier est toujours accompagné d'une vive satisfaction; et tous ils peuvent donner lieu à un travail de l'esprit, qui, la plupart du temps, est une source de jouissances aussi vives que pures. Platon et Aristote attribuent même à cette cause l'origine et les progrès de la philosophie *.

Enfin, les passions qui naissent des sentiments intellectuels, la curiosité, le désir des connaissances, ou l'amour de la science, ont souvent, comme on sait, une vivacité et une énergie qui les rend capables de triompher des sentiments et des passions purement physiques. Qui ne connaît les privations pénibles, les souffrances presque incroyables, qu'ont souvent endurées des hommes avides de s'instruire, les dangers qu'ils ont quelquefois bravés ? Qui ne sait enfin que la science, comme la religion, a eu ses nombreux martyrs ?

Cependant, les jouissances et les passions de cette espèce, considérées en elles-mêmes, et abstraction faite du désir de la célébrité et de la gloire, du principe d'émulation et de quelques autres sentiments qui s'y joignent assez ordinairement, ont pour caractère, comme les plaisirs et les peines de la classe précédente, de concentrer en lui-même les idées et les affections de l'individu qui les éprouve. Mais, si

* Voyez les Essais philosophiques d'Adam Smith, tom. I, pag. 138 et suivantes de la traduction française.

elles l'isolent, en quelque sorte, de la société et des intérêts de ses semblables, elles ont d'ailleurs une influence extrêmement utile sur les destinées de l'humanité, en contribuant à l'avancement des sciences et des arts, à la découverte et à la propagation des plus importantes vérités, et au perfectionnement de la raison. Il faut observer néanmoins que les sentiments intellectuels ne peuvent avoir cette importance et ces précieux résultats que dans un état de civilisation déja assez avancée, et dans des sociétés qui ont été, pendant plusieurs siècles, modifiées par les sentiments de la troisième classe qui nous reste à examiner. Celle-ci, à cause de l'influence constante et prédominante qu'elle exerce elle-même sur tout l'ensemble de notre faculté de sentir, demande à être étudiée avec plus d'attention et traitée avec plus de détails.

§ 5. Sentiments moraux.

Nous donnons le nom de sentiments moraux à ces affections plus ou moins vives de joie ou de tristesse, de contentement ou de chagrin, que nous éprouvons à l'occasion des rapports de tout genre que nous pouvons avoir avec les autres hommes. Ce sont des sentiments, puisque ce sont incontestablement des plaisirs et des peines; quant à l'épithète par laquelle on les caractérise, elle indique à la fois eurs causes les plus générales, et les effets qui en

résultent le plus ordinairement. Car le mot mœurs, d'où nous avons fait l'adjectif moral, signifie, suivant sa valeur étymologique, habitudes, c'est-à-dire dispositions, soit naturelles, soit acquises, dont l'effet est de rendre facile et presque involontaire la fréquente répétition de certains actes. Or, les sentiments moraux sont, en grande partie, la cause ou le produit des habitudes *. On aurait pu leur donner aussi le nom de sentiments sociaux, comme étant le produit de la nature sociale de l'homme, ou peutêtre même la constituant tout entière.

Quoi, qu'il en soit, il est facile de voir que les

sentiments de cet ordre doivent se former et se développer en même temps, et, en grande partie, par l'influence des mêmes causes que les associations d'idées dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. C'est-à-dire que tous les systèmes d'idées re

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C'est sous ce point de vue, que les Grecs avaient envisagé ce sujet, comme le remarque Cicéron: « Parce qu'elle <« se rapporte aux mœurs ( dit-il ), que les Grecs nomment

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os, nous appelons ordinairement cette partie de la philosophie Étude ou Science des mœurs ; mais il est << assez convenable de lui donner le nom de morale, et « d'enrichir ainsi la langue latine d'un terme de plus. Quia pertinet ad mores, quod illi vocant, nos eam partem philosophic de moribus appellare solemus: sed decet augentem linguam latinam nominare moralem.

(CICER. De Fato, c. 1.)

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