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sociable, et ce sont ceux-là que l'on désigne plus spécialement par le nom de sentiments moraux.

Mais, en adoptant cette triple division, qui peut nous être utile pour mieux apprécier, ou pour décrire avec plus de précision, des phénomènes extrêmement délicats et toujours fort compliqués, nous ne devons pas perdre de vue, qu'elle n'est qu'un moyen artificiel de fixer, pour quelques instants, dans notre pensée, des faits essentiellement fugitifs. Nous ne devons y voir qu'un procédé analytique, dont la valeur est purement conditionnelle et relative à la faiblesse ou à l'impuissance de notre esprit, sans cesse obligé de morceler, s'il le faut ainsi dire, les objets de sa contemplation, pour pouvoir les embrasser d'une vue nette et assurée.

Aussi, les trois classes de sentiments, ou les trois sortes de plaisirs et de peines, que nous venons de distinguer par des caractères propres à les faire reconnaître, se modifient-elles constamment les unes les autres. Car, si l'homme seul semble être susceptible d'éprouver des sentiments intellectuels et moraux, tandis que les autres espèces d'êtres animés ne paraissent pouvoir éprouver que ceux que nous avons appelés physiques ou organiques, cependant on observe dans les animaux quelque chose d'analogue aux sentiments des deux autres classes. On peut du moins reconnaître dans plusieurs de leurs habitudes, de leurs déterminations et de leurs actions,

la disposition à des sentiments d'un ordre plus élevé. D'un autre côté, les facultés qui, dans l'homme, donnent lieu au développement complet des sentiments qu'on appelle intellectuels et moraux, constituant pour lui, à l'égard des animaux, une différence de nature impossible à méconnaître, modifient tellement en lui les sentiments du premier ordre, ou les sentiments physiques, qu'ils ne peuvent plus être et ne sont réellement plus les mêmes que dans les animaux.

§ 3. Sentiments physiques ou organiques; Passions qui en naissent.

La plupart des sentiments de cet ordre se manifestent dès les premiers moments de l'existence, et ne cessent de se reproduire que quand la vie ellemême est éteinte. Ce sont pareillement ceux qui, dans certains cas, ont le plus de violence ou d'énergie, au moins momentanée; et par-là ils semblent manifester avec évidence la fin pour laquelle ils ont été donnés à l'homme et aux animaux; je veux dire la conservation des individus et la perpétuité des espèces. La faim, la soif, la lassitude (c'est-à-dire le besoin de repos ou de mouvement), l'attrait réciproque qui rapproche les individus de différent sexe dans une même espèce, la colère ou l'irritation soudaine que presque tous éprouvent chaque fois qu'il

s'agit de repousser un mal ou un danger dont ils sont menacés par quelque être animé, de même ou de différente espèce, pour peu que les forces soient à peu près égales de part et d'autre ; le même sentiment, manifesté avec encore plus d'énergie par les animaux d'un grand nombre d'espèces, pour la défense de leurs petits: tout cet ensemble de phénomènes nous révèle hautement la loi de conservation au maintien de laquelle il a été approprié par une cause souverainement puissante et intelligente.

Divers degrés de souffrance toujours croissants, (malaise, désir, besoin,) déterminent la suite d'actions par lesquelles l'homme parvient à s'en affranchir, et qui font succéder à la douleur des sentiments de plaisir plus ou moins vifs, selon la nature et les qualités des objets ou des êtres qui en sont la cause ou l'occasion. Mais j'ai indiqué précédemment * de quelle manière ce genre de circonstances sollicite et met en action les diverses facultés de son entendement. La connaissance que l'homme acquiert ainsi des objets propres à lui procurer ces divers genres de plaisir, les mots qui lui servent à en fixer dans sa mémoire les circonstances et les détails, lui en rendent aussi les fréquents retours plus désirables; en sorte qu'ils finissent quelquefois par occuper presque

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exclusivement son esprit, ou par en devenir la pensée la plus constante et la plus habituelle.

C'est cet état de l'ame, que l'on désigne par le nom de passion; car ce mot exprime comme on sait un sentiment très vif et très exalté, un desir ardent, un besoin importun, qui s'irrite, en quelque manière, par les occasions qu'il a de se satisfaire, et souvent aussi par les obstacles qu'il rencontre, quand ils ne sont pas reconnus pour entièrement insurmontables. En un mot, la passion est un état de véritable souffrance, comme l'indique le nom lui-même, pris dans son acception primitive*.

Les passions qui naissent des sentiments physiques sont donc celles qui ont pour objet les plaisirs des sens, comme la gourmandise, l'ivrognerie, et tous les genres de débauche. De cette source naît aussi la crainte excessive de tout ce qui peut affecter

*

Le mot passio, traduction littérale du mot grec πάθος, n'a été employé par les écrivains latins, qu'à l'époque de la décadence de la langue et de la littérature latine. Cicéron, suivant la doctrine des Stoïciens, qui regardaient les passions comme des maladies de l'âme, emploie ordinairement, pour exprimer cette idée, les mots perturbatio ou ægritudo animi, c'est-à-dire désordre et malaise de l'esprit, toujours accompagné de quelque souffrance, comme il le remarque expressément: propriè ut ægrotatio in corpore, sic ægritudo in animo, nomen habet non sejunctum à dolore. Tusculan., l. III, c. 10.

douloureusement nos organes, et, par conséquent, la recherche minutieuse et continuelle de tous les moyens de se soustraire aux impressions pénibles ou désagréables. De là résultent les habitudes de mollesse, de nonchalance et de paresse, la poltronnerie, la lâcheté, dont l'effet ordinaire est de rendre plus graves les dangers ou les maux que l'on croit éviter. C'est ce qui arrive à ceux qui, pour n'avoir pas le courage de supporter une douleur momentanée, s'exposent à perdre la vie dans des souffrances prolongées et beaucoup plus cruelles.

Aussi l'on peut remarquer que tous les termes par lesquels nous exprimons les passions de cet ordre, emportent avec eux une idée défavorable; que l'action continuelle des causes qui peuvent les faire naître, influe, en général, d'une manière plutôt nuisible qu'avantageuse sur les déterminations produites par les sentiments des deux autres ordres. Enfin, l'effet direct des sentiments physiques étant de concentrer dans le moi les idées et les affections qu'ils font naître, ils tendent par ce moyen à limiter et à resserrer d'autant plus la sphère de tous les autres genres d'affections et d'idées.

C'est sans doute faute d'avoir nettement aperçu la différence essentielle qui caractérise nos divers sentiments et d'en avoir tenu compte, comme il était nécessaire, que plusieurs philosophes, anciens et modernes, ont employé, dans les sujets de morale,

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