Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

«( dit-il) rend l'esprit esclave de toutes choses. << Elle l'unit au passé, au présent, au futur, aux réalités, aux chimères, aux êtres possibles et à ceux << que Dieu ne peut créer et que l'esprit ne peut comprendre. Elle tire de son propre fonds des fantô<< mes terribles, et elle s'en effraie: elle en fait << naître de plaisants, et elle s'en réjouit. Elle change << et détruit la nature de tous les êtres, et forme mille << desseins extravagants, dans le monde qu'elle com« pose de réalités et de pures chimères *. » Mais en voulant, dans sa Recherche de la vérité **, remonter aux causes qui font que les individus diffèrent si prodigieusement les uns des autres par cette faculté, aussi bien que par toutes celles que nous avons déja examinées, le même écrivain s'embarrasse dans de prétendues explications, fondées, en grande partie, sur une physiologie tout-à-fait hypothétique, qui ne font qu'obscurcir les observations plus exactes que lui fournit l'expérience de la vie et du commerce des hommes.

Pourquoi y a-t-il, par exemple, des imaginations vives? pourquoi y en a-t-il de lentes, de faibles, de fortes, etc.? et pourquoi quelques individus ont-ils ce que Malebranche appelle une imagination contagieuse, c'est-à-dire exerçant sur celles des autres

*

**

Malebranche, Traité de Morale, Ire part., ch. XII, § 13.
Livre II, 3 part., chap. I.

[ocr errors]

hommes une influence si puissante, une si grande séduction, que ceux-ci sont presque dans l'impossibilité de s'y soustraire? Il me semble qu'en observant avec attention tous les phénomènes de cet ordre, on reconnaîtra, en dernier résultat, que la force de l'imagination dépend surtout de la force de la volonté, et celle-ci de l'énergie des sentiments. Voilà pourquoi les hommes qui ont peu de sensibilité ont aussi peu d'imagination, pourquoi ceux qui ont une grande exaltation de sentiments, en quelque genre que ce soit, ont aussi une imagination vive et forte, mais plus particulièrement remarquable dans tout ce qui se rapporte à leur passion dominante, amour, ambition, zèle religieux, zèle patriotique, etc. Quant à l'influence que quelques individus exercent, par la force de leur imagination, sur des multitudes nombreuses, et quelquefois pendant un certain temps sur une partie de leurs contemporains, elle a pour cause, outre l'énergie de leurs sentiments, la prédisposition, s'il le faut ainsi dire, des esprits sur lesquels on agit, et qui partagent, en grande partie, les sentiments ou les opinions dont on les entretient. Il s'y joint encore, dans les réunions nombreuses, le penchant naturel des hommes à l'imitation, et l'effet d'une sorte de sympathie qui s'augmente merveilleusement par la réaction des imaginations les unes sur les autres.

Tous ces phénomènes, au reste, sont si évidem

1

ment le produit du sentiment et de ses effets sur la volonté et sur l'imagination, que c'est surtout dans les masses d'hommes ignorants et grossiers qu'on les a vus se manifester d'une manière plus éclatante, et souvent à l'occasion de dogmes ou d'opinions aussi complètement inintelligibles pour ceux qui les soutenaient avec le plus de chaleur, que pour ceux qu'ils entreprenaient de persuader et de convaincre. On ne peut donc se faire des idées exactes de l'ensemble et de la prodigieuse variété des déterminations produites par la volonté et par ses divers modes, qu'en remontant aux causes qui agissent immédiatement et directement sur elle, comme nous le ferons voir dans les chapitres suivants.

[merged small][merged small][ocr errors][merged small]

Notre sensibilité, au moyen des modifications variées à l'infini dont elle est susceptible, établit entre nous et tous les objets de l'univers, dont il nous est possible d'avoir quelque connaissance, diverses sortes de relations, qui nous en révèlent certaines qualités. Ces modifications de la sensibilité, qui se

joignent à tous les faits de la conscience, comme on l'a fait voir dans la première section de ce traité*, quelle que soit la variété de leurs nuances ou des impressions diverses que l'ame reçoit des objets, peuvent se réduire à deux classes générales, essentiellement distinctes et opposées, le plaisir et la douleur. Ce sont là les deux puissances tutélaires et conservatrices de la vie de l'homme et, en général, de celle des êtres animés; les garants et, en quelque sorte, les moyens de la perpétuité des espèces, jusqu'à ce qu'il plaise à celui qui les a créées et qui les conserve, de changer les lois auxquelles la nature est à présent soumise.

Outre les sentiments qui se joignent à toutes les sensations, soit internes, soit externes, et qui peuvent, comme elles, se rapporter aux divers organes ou à différentes parties de l'organisation physique, (qui du moins, en nous donnant la perception de ces organes, nous les font connaître comme le lieu ou le siége présumé de la cause quelconque qui produit ces sentiments), il y en a un très grand nombre d'autres, qui ne peuvent se rapporter à aucun organe, ni à aucune partie déterminée de l'organisation. Ils s'adressent uniquement à l'ame, ou au principe, quel qu'il soit, de la conscience et de la sensibilité. Tels sont les sentiments de joie ou de tristesse que

[ocr errors][merged small]

nous fait éprouver l'aspect d'une contrée couverte de riches productions, et variée par mille accidents pittoresques, ou, au contraire, celui d'un pays stérile et monotone; tels sont encore les sentiments qui naissent de l'exercice, tantôt facile et tantôt pénible, de nos facultés intellectuelles, ou ceux qui naissent de nos rapports de tout genre avec les autres hommes.

S2. Trois espèces ou classes de Sentiments.

Ainsi les sentiments, agréables ou désagréables, (plaisir ou peine), qui peuvent incessamment affecter notre ame, se divisent naturellement en trois classes principales et assez sensiblement distinctes. Il faut donc considérer: 1° ceux qui ont lieu à l'occasion de tout ce qui affecte, d'une manière directe et immédiate, quelque organe ou quelque partie de l'organisation; et, par cette raison, on peut les appeler sentiments physiques ou organiques; 2o ceux qui sont exclusivement produits par les actes ou opérations de l'intelligence, qui résultent de l'activité de la pensée, des combinaisons ou des conceptions purement abstraites de l'entendement, et on peut leur donner le nom de sentiments intellectuels; 3o enfin ceux qui résultent de l'infinie variété et de la prodigieuse multiplicité de nos rapports avec nos semblables, ou qui sont le produit de notre nature

« PreviousContinue »