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Ce tableau ne présente sans doute que d'une manière fort incomplète l'immensité des faits et des objets qu'embrasse la connaissance humaine; les divisions et les sous-divisions y sont, jusqu'à un certain point, arbitraires, comme cela ne saurait manquer d'arriver dans un pareil sujet. Car il n'y a presque pas une science ni un art de quelque importance qui ne puisse emprunter ou fournir, directement ou indirectement, quelque secours et quelque lumière à toutes les autres sciences, à tous les autres arts. Cependant chacune des deux principales divisions s'y trouve sensiblement coordonnée relativement aux trois points de vue principaux sous lesquels l'entendement humain a été envisagé dans la première partie de cet ouvrage. Ainsi les sciences physiques et naturelles appartiennent plus spécialement à la connaissance, ou faculté générale de connaître dont nous avons traité d'abord ; les mathématiques sont essentiellement dépendantes de la science proprement dite, ou faculté générale de savoir; les sciences physico-mathématiques ressortent presque également de ces deux facultés, et enfin les sciences morales et politiques ont des rapports plus spéciaux et plus directs avec la faculté générale de vouloir. Il en est à peu près de même des quatre espèces d'arts ou de professions comprises dans la seconde division: les deux premières semblent se rapporter plus spécialement à la connaissance et à la science, et les

deux dernières à la volonté, quoiqu'à vrai dire il n'y en ait aucune qui ne dépende essentiellement de ces trois facultés générales qui sont les parties indivisibles d'un même tout, c'est-à-dire de l'entendement. Au reste, il est assez évident que, par cette raison, il est tout à fait impossible d'établir dans cette unité, que l'on retrouve sans cesse, des divisions qui ne soient pas purement fictives, et entre lesquelles il puisse exister une entière et complète symétrie.

§ 3. 2° Conditions requises pour appliquer avec succès les procédés de la méthode à la recherche de la vérité.

Mais il ne suffit pas, pour s'appliquer avec quelque chance de succès à la recherche de la vérité, de s'être fait des idées générales de l'ensemble des objets que l'esprit humain est appelé à connaître ; il faut encore avoir quelques notions sur les différentes causes des erreurs auxquelles il est naturellement exposé dans cette recherche. Aussi, tous les écrivains qui ont traité de la Logique, de l'art de penser ou de raisonner, n'ont-ils guère manqué d'entrer dans quelques détails sur ce sujet. C'est ce qu'a fait Aristote, par exemple, dans son traité de la réfutation des arguments ou raisonnements sophistiques*. Mais cet écrit, presque uniquement

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relatif au système de logique du philosophe grec, bien qu'on y trouve quelques observations utiles, n'embrasse pourtant qu'une très petite partie du sujet. C'est Bacon qui, le premier, a commencé à lui donner tout l'intérêt et toute l'importance qu'il doit avoir aux yeux de la raison : c'est dans son Instauratio magna (grande rénovation) et dans son Novum organum*, que l'illustre chancelier d'Angleterre s'est appliqué à faire une énumération, aussi complète qu'il était possible, des diverses espèces d'erreurs dont on doit chercher à se garantir dans tous les genres d'étude ou de recherches auxquels on s'applique.

Considérant comme autant de fantômes importuns les illusions qui assiégent incessamment l'esprit humain, Bacon les réduit à quatre espèces, sous le nom d'idoles. Il range dans la première classe les erreurs qui naissent de la nature même de l'entendement humain : dans la seconde celles qui viennent de la nature particulière et individuelle de chacun de nous; dans la troisième, les erreurs nées de l'emploi des mots, des opinions fausses ou

* On avait donné, dans les écoles, à la collection des traités qui nous restent d'Aristote, sur la logique, le nom d'organum (ou instrument ); et c'est pour opposer sa propre méthode à celle des scolastiques, que Bacon donna à l'ouvrage dans lequel il la décrivait, le titre de novum organum (ou nouvel instrument).

des préjugés communs à toute une nation; dans la quatrième enfin, celles qui sont l'effet des opinions fausses adoptées par les différentes sectes ou écoles de philosophie *.

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Locke, après avoir présenté, dans le quatrième livre de son Essai sur l'entendement, d'utiles et importantes observations sur les moyens de s'assurer de la vérité et de se garantir de l'erreur, revint plus tard sur le même sujet et en fit un traité exprès, intitulé de la Conduite de l'Entendement **. On regrette seulement, en lisant cet ouvrage, si rempli de conseils importants et de réflexions judicieuses, que l'auteur n'y ait pas mis plus d'ordre et de méthode. Enfin, c'est encore à cet objet que se rapportent plusieurs des chapitres les plus intéressants de la Logique dite de Port-Royal.

Au reste, les trois points de vue principaux sous lesquels j'ai considéré l'entendement dans les trois sections dont se compose la première partie de ce traité, me semblent pouvoir également bien servir à classer les causes d'erreur qui peuvent s'opposer au succès de nos efforts dans la recherche de la vérité. En effet, il est évident qu'ils doivent néces

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C'est ce qu'il appelle, idola tribus, idola specus, idola fori, idola theatri. Voyez son traité de Dignitate et augmentis scientiarum, 1. V, ch. IV; et Novum Organum, l. I, Aphorism., 38-62.

** Voyez le 7 volume des OEuvres philosophiques de Locke, publiées par MM. Didot. Paris, 1825.

sairement comprendre, non-seulement toutes celles qu'a signalées Bacon dans la division ingénieuse qu'il a proposée, mais que, de plus, ils doivent les montrer dans leurs véritables rapports soit entr'elles, soit avec toutes les parties de la constitution intellectuelle de l'homme.

Ainsi, premièrement, l'étude approfondie des objets compris dans la première section (connaissance), peut nous aider à déterminer d'avance avec assez de précision les circonstances où, non-seulement nos facultés de perception externe, mais aussi nos déterminations instinctives, les influences réciproques de l'organisation sur les sentiments et sur les idées, ou des idées et des sentiments sur l'organisation, peuvent donner lieu à des illusions plus ou moins complètes, à des erreurs plus ou moins graves. En second lieu, en réfléchissant sur ce qui a été exposé dans la seconde section (science) sur la nature et l'emploi des signes de toute espèce, et spécialement du langage, on peut se prémunir contre les erreurs fréquentes et souvent si funestes qui naissent de cette source; se garantir des illusions déplorables dont les mots ont été trop long-temps, et sont encore sinon la cause immédiate, au moins le moyen le plus ordinaire. Enfin, l'ensemble des sujets traités dans la troisième section (volonté), nous fait voir, dans nos sentiments, une autre cause de déterminations, soit intellectuelles, soit actives, qui

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