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corps célestes, et en combinant avec elles celles que lui offraient les phénomènes de la pesanteur, que le génie de Newton reconnut le lien qui unissait ces deux ordres d'idées; qu'il démêla dans cette analogie la cause d'où dépendent des faits en apparence si étrangers les uns aux autres; qu'il parvint à découvrir la loi unique qui régit tout le système du monde, toutes les conséquences qui dérivent de cette loi.

C'est également en rapprochant et en combinant les associations d'idées qui lui représentaient les actions des hommes et leur influence sur le bonheur ou sur le malheur des individus et des sociétés, que Socrate commença à démêler les lois qui régissent le monde moral. C'est ainsi qu'il fut, chez les Grecs, le premier qui, comme le dit si bien Cicéron, fit descendre la philosophie du ciel, où s'égaraient ses spéculations ambitieuses, l'introduisit dans nos maisons, la fit présider à nos actions les plus familières, à tous les détails de notre vie, soit publique, soit privée *.

Tels sont les admirables effets de cette faculté que nous avons tous de combiner à volonté nos associations d'idées, et de composer ainsi de nouveaux systèmes, qui peuvent se rapprocher de plus en plus de la vérité, dans les arts, dans les sciences et dans la morale. Mais malheureusement ce n'est pas tou

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Cicer. Tuscul., I. V, c. IV; Acad. 1. I, c. IV.

jours à l'usage que nous faisons de notre imagination. Il n'y a même, comme on sait, que très peu d'êtres privilégiés, pour qui cette faculté soit la source d'avantages aussi précieux; elle est, au contraire, chez la plupart des hommes, un principe d'erreurs plus ou moins dangereuses, et quelquefois des plus déplorables égarements.

Sollicitée, comme toutes nos autres facultés, par le besoin que nous éprouvons sans cesse de nous soustraire aux impressions pénibles, ou d'en éprouver d'agréables, notre imagination est trop souvent occupée à satisfaire les plus vulgaires de ces besoins, les plus grossiers de ces appétits. Les mêmes causes qui ont fait naître en nous des associations d'idées fausses, incomplètes, ou vicieuses de quelque manière que ce soit, déterminent souvent, à leur occasion, un travail de l'imagination qui, loin de les rectifier, de les épurer, ne fait qu'en augmenter le vice ou le danger; et de là vient le mal qu'elle produit si fréquemment.

Ainsi, égarée ou séduite par la paresse, par la vanité, par un vain désir de gloire, ou par d'autres passions non moins nuisibles, elle affectionnera de préférence, dans les arts, ces combinaisons faciles et mesquines, auxquelles le faux goût d'une multitude ignorante ne manque guère d'applaudir; dans les sciences, ces théories plus brillantes que solides qui, après avoir fasciné pendant quelques moments

les esprits superficiels, s'évanouissent bientôt sans retour, et ne laissent à leur auteur que mépris et que ridicule; dans la science des mœurs enfin, ces sophismes honteux qui tendent à dégrader la vertu, qui vont jusqu'à justifier ou même à préconiser les attentats les plus odieux. On a donc, avec assez de raison, comparé l'imagination à cette magicienne perfide et dangereuse qu'Homère nous représente dans l'un des plus ingénieux épisodes de l'Odyssée. Circé, en offrant l'appât des plus grossiers plaisirs, transforme en de vils animaux les compagnons d'Ulysse, qui n'ont que des ames faibles et communes, qu'une intelligence bornée et incapable de prévoyance; mais le prudent Roi d'Ithaque, averti par un Dieu, c'est-à-dire éclairé par une raison supérieure, non seulement impose à l'enchanteresse par sa fermeté, il parvient même à obtenir d'elle la délivrance de ses amis; il en tire de sages conseils et d'utiles secours, pour l'accomplissement d'un dessein vertueux.

§ 8. Continuation du même sujet : Effets de l'Imagination sur la conduite ordinaire de la vie.

Les observations précédentes nous ont fait connaître comment l'imagination agit, en quelque sorte, sous l'influence de la volonté, dans les arts et dans les sciences, et quels sont, en général, les avantages et les inconvénients qui peuvent résulter de son

action. Mais la plus légère attention sur nousmêmes, et sur ce qui se passe incessamment sous nos yeux, peut nous convaincre que cette faculté a une influence directe et constante sur la suite de nos pensées et de nos déterminations, dans presque tout le cours de notre vie, et qu'elle suit entièrement les mêmes procédés que nous venons de décrire dans un genre d'applications où ils sont seulement plus faciles à observer et à constater. Qui ne voit, en effet, que nos besoins, nos désirs, nos passions, et cette alternative continuelle de craintes ou d'espérances qui en sont l'effet ou le résultat nécessaire, donnent à chaque instant lieu à un travail de l'imagination, tout-à-fait semblable à celui dont nous avons offert plusieurs exemples dans l'article précédent? Qui ne voit que ce travail, bien qu'il se fasse avec une rapidité et une facilité telles, qu'il nous est, la plupart du temps, impossible d'avoir conscience des actes de volonté qui l'accompagnent, ne consiste pas moins à choisir et à combiner entre elles des associations d'idées, ou des parties de divers systèmes d'idées associées, de manière à tromper, au moins pour quelques instants, la souffrance réelle qui se joint toujours aux besoins ou aux désirs qui ne sont pas satisfaits? L'expression proverbiale et populaire, bátir des châteaux en Espagne, qui est rsitée dans notre langue, représente même, par une métaphore assez appropriée, ce genre de phénomènes de l'en

tendement, puisqu'elle indique clairement les actes de volonté qui s'y joignent.

Il peut cependant paraître étrange, et presque contradictoire, que la volonté préside à ces combinaisons de l'imagination qui sont un tourment véritable pour celui qui s'y livre, comme il arrive quelquefois aux personnes agitées d'une crainte vive, et presque habituellement à celles qui ont un caractère soupçonneux ou défiant. Mais ce travail de l'imagination est si incontestablement dirigé encore par la volonté, qu'il n'est, en dernier résultat, qu'un effort de la passion qui cherche, en quelque manière, à se justifier aux yeux de la raison, et qui parvient trop souvent, par son énergie prédominante, à triompher d'elle. Que sera - ce dans les occasions où l'imagination et la volonté agissent avec un concert et un accord que rien ne trouble, et où la passion semble avoir droit à l'approbation de la raison même la plus sévère, comme c'est le cas pour l'enthousiasme religieux, politique, ou même philosophique? Car certaines doctrines purement abstraites ont aussi leurs enthousiastes, dont le zèle ardent finit par devenir presque un véritable fanatisme.

Aucun philosophe n'a, ce me semble, mieux décrit les efforts et le pouvoir de l'imagination, n'a présenté un tableau plus vrai des ressources dont elle dispose, que Malebranche, qui a été toute sa vie si complètement dupe de la sienne : « L'imagination

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