Page images
PDF
EPUB

volontairement à la puissance naturelle de ce qui est, ou du vrai, en sorte que nous puissions, à chaque instant et au gré de notre fantaisie, dire le contraire de ce que nous savons et que nous croyons. Il faut toute la force d'un intérêt pressant, d'une passion violente, pour rompre la tendance instinctive qui nous porte vers la vérité. Aussi voyonsnous que les enfants ont, en général, une excessive répugnance pour le mensonge. A moins que des instituteurs inhabiles et une éducation vicieuse n'aient de bonne heure altéré en eux cet instinct précieux du vrai, ils ne manquent guère de montrer une aversion et un mépris visibles pour les personnes qu'ils croient capables de mentir, ils sentent que c'est un vice d'esclave. C'est même à cette cause que l'on peut rapporter le caractère de naïveté, qui est un des attributs les plus aimables de ce premier âge, et qui, se conservant quelquefois jusqu'à une époque très avancée de la vie, donne au génie ou au talent de quelques hommes un charme tout particulier, une grace inimitable. L'enfant qui se voit forcé à dire un mensonge éprouve ordinairement un embarras très pénible: sa rougeur subite, l'altération sensible des traits de son visage, le malaise qui se manifeste dans ses gestes et dans toute l'habitude de son corps, sont des indices non équivoques du trouble intérieur qui l'agite; et l'homme fait, en pareille circonstance, n'est guère dans un état moins

violent, à moins que son ame n'ait été profondément dégradée par l'habitude de la fausseté. Cette espèce de supplice semble être la peine naturelle de l'outrage que l'on fait à la vérité.

C'est encore à la force irrésistible qui nous porte vers le vrai, que l'on peut attribuer la facilité que les enfants et les hommes ignorants ont à croire tout ce que leur disent les personnes auxquelles ils supposent des lumières et des connaissances supérieures aux leurs. Enfin l'homme même dont la raison est le plus cultivée, qui, par les habitudes de son esprit ou de sa profession, semble le plus disposé à n'admettre que des faits ou des opinions dont il a constaté la vérité, cède souvent aussi facilement que le vulgaire à ce penchant, qui est, en effet, le résultat nécessaire de la nature du vrai, et de celle de notre esprit. Car, dans la plupart des circonstances de la vie commune, ce que chacun voit d'abord, ce qu'on a le plus souvent occasion d'exprimer et d'entendre exprimer par les autres, c'est la vérité, c'est ce qui est; or, l'habitude de croire résulte infailliblement de celle de dire soi-même et d'entendre dire aux autres beaucoup plus de choses vraies que de mensonges. Voilà aussi ce qui procure quelquefois à la calomnie et à l'imposture de si déplorables succès, surtout dans les temps où l'esprit de parti agite et trouble la société tout entière. Alors les mensonges les plus absurdes, les opinions les plus erronées, se

reproduisant sans cesse sous mille formes diverses, circulent dans les écrits et dans les conversations, et finissent par prendre une consistance et une autorité dont tout homme sincère et impartial ne peut qu'être effrayé; en sorte qu'il désespérerait entièrement du triomphe de la vérité, si sa puissance ne lui était pas démontrée.

S7. Puissance de la vérité.

Mais si, comme cela paraît assez par tout ce que nous avons dit sur ce sujet, l'erreur est, en effet, ce qu'il y a de plus contraire à notre nature, pourquoi, dira-t-on peut-être, voit-on les hommes se plaindre sans cesse qu'elle règne de toutes parts? Pourquoi du moins son triomphe vient-il si souvent affliger les regards de l'ami de la justice et de la vérité? Comment arrive-t-il enfin que le monde semble presque irrévocablement livré au mensonge et à l'impos

ture?

D'abord, ces plaintes, qui ont éclaté dans tous les siècles, prouvent, par leur exagération même, combien la vérité a toujours été précieuse aux hommes. Je dis par leur exagération même, car il s'en faut beaucoup que la somme des erreurs, ou des opinions fausses, à une époque donnée, soit égale à celle des vérités universellement admises. Un peuple, un individu, peuvent être plus ou moins éclairés

qu'un autre peuple ou un autre individu; mais, dans tous les cas, on croit et l'on dit incomparablement plus de choses véritables qu'on en dit ou qu'on en croit de fausses. L'existence de l'homme serait impossible, comme nous l'avons observé précédemment, sans la connaissance d'un nombre de vérités physiques, morales, et même métaphysiques, toujours fort considérable en comparaison de celui des opinions fausses communément adoptées, mais dont l'influence, souvent aussi funeste qu'étendue, a excité dans tous les temps les justes plaintes des amis de l'humanité.

Ensuite, précisément parce que la vérité existe, parce qu'elle est une, il y a sur chaque objet et sur chaque question, bien des manières de se tromper, tandis qu'il n'y en a qu'une seule d'arriver au vrai. Mais enfin, ce règne malheureusement trop étendu de l'erreur, ce triomphe trop fréquent du mensonge, porte néanmoins toujours avec soi le principe de son inévitable destruction. Car les êtres et leurs rapports naturels existent et existeront toujours, soit que nous les connaissions, soit que nous nous obstinions à les méconnaître. La cause principale de nos illusions, je veux dire nos aveugles désirs, notre volonté trop souvent égarée par nos passions et par nos affections, n'a, sur le cours des évènements, qu'une puissance nécessairement précaire, et limitée dans ses effets comme dans sa durée.

En effet, l'erreur, si elle n'est le partage que de

quelques individus isolés, ne peut jamais avoir des inconvénients graves que pour ceux qui l'ont adoptée. Tant qu'il est permis de l'examiner, de la discuter, de la combattre, il est rare qu'elle résiste long-temps à cette épreuve, et la vérité ne tarde pas à se faire jour au milieu des sophismes plus ou moins spécieux que ses adversaires ne manquent jamais de lui opposer.

Mais quand un système tout entier d'opinions fausses s'est emparé du plus grand nombre des esprits, quand les dépositaires de la puissance publique ont fini par l'adopter (car il faut bien qu'ils subissent, un peu plus tôt ou plus tard, la loi de l'opinion commune), alors sans doute cette erreur acquiert, pour un temps, une force à peu près irrésistible; elle se propage avec une merveilleuse rapidité, et semble avoir séduit la presque-totalité des individus. Quelquefois même elle peut se répandre chez plusieurs peuples, et s'y maintenir pendant une longue suite de générations.

Cependant il n'a été donné ni aux magistrats, ni aux princes, ni même aux nations tout entières, de faire prévaloir leur puissance contre cette tendance, en quelque sorte instinctive, des esprits vers le vrai, que nous avons signalée comme un des traits caractéristiques de la nature humaine. L'erreur la plus généralement adoptée se dévoile toujours aux regards de quelques hommes, doués d'un jugement

« PreviousContinue »