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pendamment de toute considération des plaisirs ou des peines qui pouvaient être le résultat d'une conduite vertueuse. Tel fut le fondement de la doctrine morale des Stoïciens, et de leur fameux dogme de l'apathie, ou indifférence absolue pour tout ce que le vulgaire appelle des biens ou des maux. Car, suivant eux, on ne devait appeler ainsi que les déterminations qui sont conformes ou contraires à la loi morale, et les actions libres et volontaires qui résultent de ces déterminations. C'est néanmoins une chose remarquable que le soin qu'ils prennent de se prémunir contre tous les genres de souffrance morale. Tous leurs principes n'ont pas d'autre but, toutes les règles de conduite qu'ils conseillent ou prescrivent n'ont pas d'autre motif. Sous ce rapport, on serait tenté de les prendre pour les plus timides et les plus craintifs de tous les hommes.

Mais ce qu'il y a de faux dans leur manière de traiter et d'envisager ce sujet, vient de ce qu'ils semblent n'avoir vu qu'un côté de la question. Ils semblent croire qu'il n'y a de plaisir que dans les actions vicieuses; ils supposent, contre toute expérience et contre toute vérité, que l'homme peut quelquefois agir, sans y être déterminé, ou par le sentiment d'un plus grand plaisir, ou par celui d'une moindre peine pour lui-même*. Au reste ce ne sont

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Voyez la 1re partie de ce Traité, sect. III, ch. IV.

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pas seulement les Stoïciens qui sont tombés dans cette erreur; il est curieux de voir la peine que se donne Malebranche, par exemple, pour établir une distinction absolue entre la raison et les sentiments *. C'est par une illusion du même genre, que l'auteur du système de la Raison pure, a fait, de la morale, sous le nom de Raison pratique, une science dont les propositions fondamentales sont des déductions logiques encore plus rigoureuses que celles sur lesquelles il établit sa métaphysique elle-même. De pareilles conceptions ont quelque chose d'imposant et de sublime aux yeux des esprits superficiels, ou d'une jeunesse naturellement disposée à se livrer à un généreux enthousiasme. Mais qui ne voit que le sentiment, souvent très irréfléchi, avec lequel on se passionne pour de pareils systèmes, est déja une preuve manifeste de leur peu de vérité? On ne doit donc jamais oublier que, dans la philosophie, comme dans tout ce qui est digne de l'intérêt et du respect des hommes, rien n'est beau que le

vrai.

Croit-on, en effet, qu'un homme puisse être véritablement vertueux, si la vertu n'est pas en lui une passion, c'est-à-dire un sentiment très exalté, quoique toutes ses déterminations soient constam

Voyez ses Entretiens de Métaphysique ( Entret. III). Voyez aussi les paroles de Bossuet citées plus haut, p. 287.

ment soumises à l'autorité supérieure d'une raison exacte et sévère? Il y a donc un certain degré, une certaine mesure, s'il le faut ainsi dire, de sentiment (plaisir ou peine, affection ou aversion), qui doit nécessairement faire partie de la raison, s'il est vrai qu'elle ne soit que l'emploi légitime et régulier de toutes les facultés de l'entendement; car la sensibilité en est une, et nous avons fait voir qu'elle intervient dans tous les actes de notre esprit, puisqu'il agit toujours avec toutes ses facultés. Un homme sera également incapable de juger sainement des intérêts de sa patrie, s'il n'a pas pour elle un dévouement sincère, un amour véritable, ou si cet amour n'est en lui qu'un aveugle fanatisme. Dans le premier cas, il ne comprendra presque rien aux choses d'un intérêt général; dans le second, il ne les comprendra guère mieux: les mots honneur national, gloire de l'état, etc., seront pour lui une source féconde de dangereuses ou ridicules illusions. Non seulement donc le sentiment n'est ni opposé à la raison, ni indépendant d'elle, mais il n'est légitime et honorable qu'autant qu'elle l'approuve; elle n'existe elle-même qu'autant qu'il se mêle à ses décisions ou à ses actes, dans le degré d'énergie nécessaire à leur parfaite régularité.

ou

Mais si c'est une erreur de regarder la raison comme une faculté distincte de la sensibilité, différente du sens commun et supérieure à ce qu'on

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appelle de ce nom, c'est aussi une erreur de la confondre avec le raisonnement. Car, bien que l'on puisse arriver, par un heureux et habile emploi du langage, à des connaissances qui dépassent de beaucoup la portée du vulgaire; bien que, dans les sujets qui intéressent le plus directement le bonheur des individus, ou celui des sociétés, on puisse parvenir, par des suites de raisonnements ou de propositions abstraites, à des conclusions dont l'évidence satisfait complètement l'esprit, en l'éclairant d'une lumière nouvelle; il ne s'ensuit pas de là que la raison soit plus spécialement le privilége de ceux qui ont le talent ou l'habitude de raisonner et de discourir sur toutes sortes de sujets *. Pour qu'un raisonne

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Il faut pourtant avouer que cette confusion de la raison et du raisonnement était à peu près inévitable. Car un raisonnement ne peut se faire qu'à l'aide du langage, qui est, non seulement le seul moyen que l'homme ait de manifester et d'étendre sa raison, mais qui la constitue presque entièrement, puisque c'est par lui que la science existe, comme nous l'avons fait voir (1re part., sect. II ). Aussi le même mot aós, en grec, signifie-t-il à la fois parole, raison et raisonnement; et Cicéron (De Offic., 1. I, c. 16) observe que la raison et la faculté discursive (ratio et oratio), sont le lien de la société entre les hommes. Mais Hobbes, frappé des inconvénients sans nombre de l'abus du raisonnement, fait aussi une observation fort juste, lorsqu'il dit : « Le vrai et « le faux n'existent pas pour les animaux, parce qu'ils ne << donnent pas leur assentiment à des propositions, à un lan

ment, ou une suite de raisonnements, soient autre chose qu'un vain bruit de mots, aussi peu propre à éclairer celui qui parle, qu'à instruire ceux qui écoutent, il faut toujours que ces mots, ou les combinaisons qu'on en fait, présentent à l'esprit des idées claires, précises, et par conséquent y fassent naître de nouvelles idées également claires, également justes, qu'il n'avait pas auparavant. Or, ces idées nouvelles ne sauraient être d'une autre nature que celles que peut recevoir ou admettre l'entendement de tous les hommes; leur analogie, leur affinité avec celles dont se compose le sens commun, ou le bon sens, peut seule en garantir l'exactitude ou la vérité. Ainsi la raison n'est, en dernier résultat, que le bon sens, opérant, s'il le faut ainsi dire, sur une plus grande échelle, s'étendant à plus d'objets, ou à des objets plus importants et plus relevés qu'il ne le fait ordinairement.

Il y a donc une admirable justesse dans ces deux vers que notre grand comique met dans la bouche d'un de ses personnages, qu'il représente, à la vérité, comme un homme simple, sans grande instruction, et peut-être assez peu raisonnable sur beaucoup d'objets, mais jugeant avec un sens très droit

«gage, et qu'ils n'ont pas, dans le raisonnement, le moyen « de multiplier une erreur par une autre. » Traité de la Nature Humaine, c. V, § 4.

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