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diverses parties duquel on plaçait, en imagination, des statues de Dieux ou de Héros, à la pensée desquelles on attachait les idées ou les mots des discours qu'on voulait retenir, on donna à cette méthode le nom de lieux*, ou lieux communs, parce que le même système de signes pouvait s'appliquer à des sujets ou à des discours différents.

Nous ne savons pas jusqu'à quel point cette méthode artificielle, dont Cicéron et Quintilien ne nous ont donné que des indications assez vagues et fort incomplètes, fut pratiquée par les plus illustres orateurs de la Grèce et de Rome; il y a même lieu de douter qu'ils en aient fait ordinairement usage. Quintilien lui-même paraît n'en pas faire grand cas; et à la fin du chapitre où il l'a décrite, il indique un moyen de cultiver et de fortifier la mémoire, beaucoup plus utile sans doute et plus naturel que cette méthode imparfaite. « Si l'on << me demande, dit-il, quel est l'art unique et es« sentiel de la mémoire, c'est l'exercice et l'ap

*

C'est que

le souvenir des sentiments et des idées dont on a été occupé ou des événements dont on a été témoin, s'associe avec tant de force aux lieux qui en ont été le théâtre, qu'en revoyant ces lieux, ou même en s'en retraçant l'image, on ne manque guère de réveiller avec une force particulière toutes les idées qui y sont liées. Tanta vis admonitionis inest in locis (dit Cicéron ), ut non sinẻ causâ ex his memoriæ ducta sit disciplina. ( De Finibus, etc., l. V, c. 1. )

«

plication; beaucoup apprendre par cœur, beau« coup réfléchir, et tous les jours s'il est possible, << voilà ce qu'il y a de plus efficace *. »

Toutefois il y aurait de la témérité à dire ouà croire qu'il est impossible de trouver quelque procédé qui puisse merveilleusement aider la mémoire; il est même probable qu'une observation attentive des phénomènes de la liaison des idées peut y conduire, et qu'en combinant divers systèmes d'associations, ou les rapprochant par les points qui ont entre eux le plus d'analogie, on pourrait arriver à des résultats très importants, au moins pour différentes parties des connaissances humaines. Mais on peut présumer aussi que les méthodes artificielles fondées sur des systèmes de signes purement arbitraires, n'auront jamais qu'une utilité fort contestable, ou même présenteront plus d'inconvénients que d'avantages.

$ 7. De l'Imagination.

J'ai déja indiqué, dans la première section de ce traité **, quel sens j'attache au mot imagination, et comment cette faculté peut être considérée comme

*

Si quis tamen unam maximamque à me artem memoriæ quærat, exercitatio est et labor; multa ediscere, multa cogitare, et (si fieri potest) quotidie, hoc est potentissimum. (Quinctil. Instit. orat., I. XI, cap. II. )

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dérivée de la volonté, ou plutôt comme agissant constamment sous son influence. J'ai distingué, dans l'emploi qu'on fait communément de ce mot, les circonstances particulières où il signifie réellement de simples représentations d'objets plus ou moins composés, ou même de systèmes d'objets, produit exclusif de la mémoire, de celles où il exprime la faculté que nous avons de disposer à notre gré de nos associations d'idées, ou de plusieurs de leurs parties, pour en faire des combinaisons dont le nombre et la variété sont inépuisables. C'est là, comme je l'ai dit, ce que signifie le mot imagination, dans son acception la plus ordinaire; et déja l'on entrevoit pourquoi et comment elle passe pour une faculté éminemment créatrice, pourquoi la poésie et les arts semblent être plus spécialement son domaine.

En effet, le poète, le romancier, le peintre, dans leurs compositions, ne font que combiner des groupes d'idées, déja associées dans tous les esprits comme dans le leur, avec d'autres groupes qui n'y sont pas ordinairement liés ; ou ils combinent des parties de ces systèmes d'idées les unes avec les autres: et c'est pour cela que leurs productions nous frappent par un air de nouveauté, souvent même de vérité, qui en fait le plus grand charme. Le poète, par exemple, opérant à son gré sur les systèmes d'idées qui nous représentent les divers objets de la nature, les carac

tères des hommes, les circonstances de la vie, les phénomènes du monde physique, moral ou intellectuel, peut, en dépouillant un objet agréable de tous les accessoires réels qui en diminuent le charme ou l'intérêt, en y ajoutant des accessoires pris d'autres objets agréables de même espèce, offrir ainsi à notre esprit la réunion de tout ce qu'il y a de plus enchanteur et de plus séduisant. Il peut aussi, par le même procédé, nous présenter un assemblage de tout ce qu'il y a de plus effrayant et de plus terrible dans un même genre d'objets. Il peut enfin, par une sorte de magie, dont on voit ici l'un des principaux moyens, faire éprouver à nos cœurs des angoisses réelles pour des maux imaginaires, comme dit Horace, les enflammer, les calmer, les remplir de vaines terreurs *.

J'ai tort pourtant de dire que ces combinaisons, dont j'essaie de dévoiler ici l'artifice, soient le principal moyen du poète ou de l'artiste ; ce n'est presque que la partie la plus vulgaire de leur talent, celle qui leur est comniune jusqu'à un certain point avec la plupart des autres hommes. Leur grand secret, c'est le goût sûr et délicat qui préside au choix des combinaisons qu'ils ont voulu nous présenter; c'est

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ce sentiment exquis du vrai et du beau, cette raison exacte et sévère, tant recommandée par Boileau, qui, par le rapprochement heureux d'idées, en apparence fort éloignées les unes des autres, forme de nouvelles associations, plus justes, plus importantes, et imprime, à la fiction même, un caractère de vérité qui, en éclairant l'esprit, le transporte à la fois de plaisir et d'admiration.

Mais le domaine de l'imagination n'est pas uniquement borné à la poésie, à l'éloquence, et, en général, à ce qu'on appelle les beaux-arts, comme on est communément porté à le croire. Cette faculté est aussi celle dont le génie sait tirer les plus importants services dans les sciences; celle dont l'homme qui se distingue par les plus sublimes vertus, par plus haute énergie morale, tire les plus précieuses lumières pour la conduite de la vie. Et dans toutes les applications si diverses que l'intelligence humaine en peut faire, elle suit toujours les mêmes procédés, elle agit constamment de la même manière.

la

Car, si c'est en opérant sur les associations d'idées qui lui représentaient tous les grands tableaux de la nature et des passions, tous les caractères de l'héroïsme, tout l'ensemble des connaissances de son siècle, dans les arts, dans la morale et dans la religion, que le génie d'Homère enfanta l'Iliade: c'est en travaillant de la même manière sur les associations d'idées qui lui représentaient les mouvements des

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