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qu'autant que les faits sur lesquels elle s'appuie seraient inexacts ou entièrement faux, et qu'alors seulement ils constitueraient le délit d'outrage et de calomnie que la loi doit punir. Il ne semble pas moins évident que sur toutes les questions purement spéculatives, sur les lois et les institutions existantes, sur la conduite générale des affaires, et sur l'esprit et les procédés de toutes les classes de fonctionnaires publics, la manifestation des opinions et des sentiments d'un individu ne peut être considérée et punie comme un délit, qu'autant qu'elle serait accompagnée d'outrages envers les personnes, ou de provocation à la révolte, à la désobéissance aux lois et aux magistrats.

Sauf ces exceptions, la loi doit donc garantir à tout individu la libre manifestation de ses sentiments et de ses pensées, par des paroles, par des écrits, par la voie de la presse et par tous les moyens qui peuvent servir à cette fin. Cette liberté, qui ne peut avoir pour les particuliers que les inconvénients nécessairement attachés à toutes les institutions humaines, n'en a presque aucuns pour le public. Elle a, au contraire, pour lui, des avantages que rien ne peut compenser, puisqu'elle est la sauve-garde la plus précieuse, la plus sûre garantie de toutes les autres libertés. Car elle est l'un des plus puissants moyens de contenir dans le devoir les dépositaires de la puissance publique, presque sans cesse exposés à la

tentation d'en abuser. C'est pour cela que les publications périodiques, et surtout les journaux quotidiens doivent être exempts de toute entrave; car, en tenant constamment les agents subalternes du gouvernement sous les yeux du public et sous ceux de leurs supérieurs, ils préviennent de nombreuses prévarications, ou obtiennent justice de celles qui ont été commises. Mais il semble juste que les délits d'outrage ou de calomnie, commis par cette voie, soient punis de peines plus graves que les autres délits de même espèce.

A l'égard des discours et des écrits où l'on traite des questions purement spéculatives, en quelque genre que ce soit, morale, politique, administration, religion, etc., il n'est pas moins évident que la plus entière liberté peut seule contribuer à propager les vérités utiles et à en accroître le nombre. Elle est en même temps le moyen le plus prompt et le plus efficace de dissiper les erreurs dangereuses, que des hommes puissants, des corps en crédit, et, en général, des intérêts privés s'attachent à maintenir ou à répandre.

Mais on ne doit avoir aucune indulgence pour les ouvrages licencieux, où les images de la débauche et du plus grossier libertinage sont offertes à la curiosité d'une jeunesse imprudente, dont ils corrompent les mœurs et dégradent la raison. Les auteurs de pareils écrits, quels que soient leur génie ou leur talent, se ravalent, par le coupable usage qu'ils en font,

au rang des agents et des fauteurs de la plus vile prostitution. Si cette vérité n'a pas toujours été aussi nettement aperçue et aussi généralement sentie qu'elle l'est aujourd'hui, c'est que, dans les siècles précédents, d'illustres exemples semblaient excuser, sinon justifier ce déplorable abus de l'esprit ; c'est surtout parce que les classes privilégiées de la société, et les personnages sur qui leur rang ou leurs dignités auraient dû appeler le respect et la considération générale, donnèrent trop souvent aux classes inférieures le scandale d'une profonde immoralité.

Quant à l'indépendance des opinions religieuses ou de la conscience, nous avons fait voir, dans le chapitre précédent, comment et pourquoi elle est le droit le plus sacré et le plus incontestable de chaque individu. Nous avons dit aussi pourquoi il y a le plus grand danger pour les peuples, pour les rois, et pour la religion elle-même, à laisser usurper au sacerdoce un pouvoir temporel quelconque. Les faits de toute l'histoire confirment assez hautement les principes de la raison sur ce sujet, pour qu'il soit inutile de s'y arrêter davantage. Il n'y a que les hommes qui ont été imbus, dès leur enfance, des plus fausses doctrines, ou qui, par un intérêt direct et personnel, sont bien décidés à ne pas ouvrir les yeux à la lumière, qui puissent désormais mécon

naître cette vérité.

Ce n'est donc pas la tolérance que l'on doit ré

clamer, en fait d'opinions religieuses, c'est l'entière et absolue liberté. On souffre ce qu'on ne peut empêcher; on tolère ce qu'on aurait, à la rigueur, le droit de ne pas permettre; il y a résignation dans le premier cas, et, dans le second, indulgence ou condescendance volontaire. Les hommes qui possèdent ces qualités méritent quelque estime de la part de ceux envers qui ils les exercent. Mais ne pas abuser de la force, contre toute justice et contre toute raison, n'est ni une vertu, ni une qualité estimable, ce n'est que l'accomplissement d'un devoir rigoureux.

§ 6. 3° Égalité civile ou politique.

La loi n'est une puissance, une force réelle, qu'autant qu'elle est religieusement observée; or, comment pourra-t-elle l'être, s'il existe dans l'état des individus ou des classes entières d'individus qui puissent se soustraire à son action? Il faut donc, pour qu'elle soit véritablement loi, qu'elle puisse atteindre également le riche et le pauvre, le puissant et le faible, l'homme doué des talents les plus éminents, comme celui qui ne se distingue par aucunes qualités remarquables. En un mot, l'égalité devant la loi, voilà ce que l'on entend par égalité civile ou politique. Comme il n'y a pas naturellement deux êtres entièrement semblables ou égaux, sous quelque rapport que l'on veuille les considérer, il est évident

que l'inégalité entre les individus est du fait de la nature. Or, le but de la société, ou des lois qui la régissent, est précisément, non pas d'empêcher ou de détruire cette inégalité (ce qui ne serait ni possible, ni désirable), mais d'en prévenir les inconvénients, sous le seul rapport où cela soit avantageux à la société, et jusqu'à un certain point praticable. Le but des lois est donc d'empêcher que la supériorité naturelle ou acquise d'un individu, à l'égard d'un ou de plusieurs autres, ne devienne pour lui un moyen d'être impunément injuste envers eux.

Mais ce but sera manqué, si des particuliers ou des corps nombreux sont affranchis des devoirs généraux que les lois imposent à tous les autres citoyens; s'ils ne sont pas soumis aux mêmes peines, pour les mêmes délits; s'ils peuvent jouir de certains avantages, remplir, par exemple, des fonctions importantes, à des conditions moins rigoureuses que celles qui sont ordinairement exigées pour le même objet; si enfin, l'autorité publique, usurpant le droit de la nature, prétend ajouter, par une fiction insensée, à la supériorité naturelle dont un homme a été doué, en prononçant que la même supériorité sera le partage de ses enfants.

Que le fils d'un homme illustré par de grands ta lents dans les arts, dans les sciences, dans l'administration, dans la guerre, hérite de la fortune de son père, et d'un nom qui l'environne presque en nais

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