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d'affections, sous les noms de sentiment religieux et d'intérêts religieux; 2° que le sentiment religieux, étant commun à tous les systèmes de religion positive, à tous les cultes et à toutes les sectes dans lesquelles ils se divisent, tend incessamment, sinon à les unir ou à les confondre, au moins à les rapprocher, à affaiblir la violente antipathie que les intérêts religieux, plus que toute autre chose, font naître et maintiennent entre elles. Car il condamne hautement et réprouve de toute sa puissance cette farouche et sanguinaire intolérance, aussi contraire (on ne saurait trop le dire) au véritable esprit du christianisme, qu'aux notions les plus évidentes de la justice et du bon sens ; 3° enfin, que si le sentiment religieux donne à la morale le plus puissant appui, la base la plus inébranlable, il ne peut avoir sur la vertu et sur le bonheur des hommes cette heureuse et salutaire influence, qu'autant qu'il sera entièrement dégagé de tout alliage, de tout contact avec les intérêts religieux quels qu'ils soient (d'opinion, de crédit, de puissance ou de richesse), en un mot qu'autant qu'il sera dégagé de tout ce qui se mêle inévitablement à l'établissement d'une religion exclusive, dominante, ou seulement privilégiée.

Car enfin, quoiqu'il n'y ait point de système religieux qui n'adopte, comme élément indispensable, une doctrine morale plus ou moins épurée, la morale n'est pas la religion, ainsi que nous l'avons assez

fait comprendre. Les ministres d'un culte, quel qu'il soit, tant qu'ils auront quelque autre autorité que celle qui doit résulter de l'exemple de leurs vertus, de la supériorité de leurs lumières et de leur raison, tant qu'ils auront une existence à part dans l'état, comme y formant un corps, y exerçant quelqu'autre autorité que celle de la persuasion, et que, par ce motif, ils croiront avoir droit à une protection spéciale, à des privilèges qui les placent en dehors de la loi commune, ces ministres seront toujours portés, même à leur insu, et pour ainsi dire malgré eux, à subordonner le sentiment religieux aux intérêts religieux, dont ils seront ainsi devenus les représentants directs et immédiats. Dès lors, tous les moyens d'accroître leurs prérogatives, leur puissance et leurs richesses, leur sembleront légitimes, et la morale recevra d'eux-mêmes les atteintes les

plus funestes et les plus profondes *.

*

Les expiations, les compensations, le tarif des fautes de tout genre, depuis les plus faibles délits, jusqu'aux plus énormes attentats, les indulgences pour des périodes de temps plus ou moins longues, ne sont-elles pas, en effet, ce qu'il y a de plus propre à détruire tout sentiment moral, toute vertu sur la terre, si la conscience du genre humain, et les lois de chaque état, ne luttaient avec quelque avantage contre cette désastreuse influence? Ajoutez à cela les subtilités et les maximes dépravées des casuistes, surtout des jésuites, si justement flétries, et marquées du sceau d'une éternelle réprobation par le génie de Pascal, et par l'accord

Concluons donc que la religion proprement dite, ou un culte, un système religieux quelconque, n'a d'influence avantageuse sur la vertu et sur le bonheur, qu'à cause du sentiment religieux. Mais ce sentiment, qui n'a, s'il le faut ainsi dire, qu'une valeur relative, puisqu'il ne peut avoir ni la même énergie, ni les mêmes résultats dans les différents individus, sera toujours plus ou moins altéré ou affaibli dans tous ceux qui n'admettront pas le principe de l'entière liberté de conscience. D'où il suit que l'enseignement de la morale, et plus encore la direction générale de l'éducation publique, ne sauraient, sans le plus grave inconvénient, être exclusivement confiés aux ministres de quelque religion que ce soit *

unanime de toutes les puissances de l'Europe (y compris la cour de Rome elle-même), à prononcer la suppression de cet ordre.

*La question générale des effets et du mode d'action du sentiment religieux, des formes sous lesquelles il s'est manifesté, c'est-à-dire des religions positives et des cultes qui ont existé sur la terre à différentes époques, a été traitée par M. B. Constant avec une érudition et un talent dignes de l'importance du sujet, dans l'ouvrage intitulé De la Religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements. L'auteur, par ce grand et beau travail, n'a pas moins bien servi la philosophie et l'humanité, qu'il n'a servi la France par la fermeté, la constance et l'éloquence avec lesquelles il a défendu ses libertés.

CHAPITRE VI

Influence de la Législation, ou du mode d'Existence des sociétés politiques, sur la vertu et sur le bonheur.

51. Idée de la Société civile ou politique.

Si la description que nous avons faite jusqu'ici des effets de la volonté et de la suite de ses déterminations dans des créatures constituées et organisées comme nous le sommes, est exacte et fondée sur l'observation des faits que nous offre constamment la nature humaine, envisagée sous ce rapport, il en résulte évidemment que l'homme est, comme l'avaient reconnu plusieurs philosophes anciens, un être éminemment sociable, ou, suivant l'expression d'Aristote, un animal politique, c'est-à-dire destiné à vivre en société avec ses semblables. Nous pouvons donc nous dispenser de rechercher, à l'exemple de plusieurs illustres écrivains, si les sociétés humaines qui existent et qui ont existé sur la terre ont eu ou pu avoir primitivement pour base, un contrat formel ou tacite, si les pouvoirs publics qui les régissent se sont modelés sur le pouvoir paternel, ou si c'est Dieu lui-même qui les a institués, et autres questions

de ce genre, pour la solution desquelles il est impossible de recourir à aucun document authentique, ni de remonter par induction à aucun principe, qui puisse satisfaire un esprit raisonnable et exempt de préventions. Il suffit d'ailleurs, pour l'objet que nous nous sommes proposé dans ce chapitre, de considérer les choses dans l'état où nous les voyons autour de nous, et l'homme tel que nous le connaissons dans le degré de civilisation où il est maintenant parvenu.

y

Le mot société, ou association, exprime la réunion de deux ou de plusieurs individus, dans le dessein d'exécuter une entreprise, d'atteindre un but, de parvenir à un résultat qu'on suppose devoir être avantageux à chacun des associés. Il faut donc que chacun d'eux concoure à cette fin commune par les moyens qui lui sont propres ; force physique, morale ou intellectuelle, talents naturels ou acquis, capitaux de quelque nature que ce soit, chacun d'eux consacre une portion plus ou moins grande de ce dont il peut disposer, et concourt ainsi à l'objet commun de l'association. Si les associés sont nombreux, il faut nécessairement qu'ils confient à un seul ou à plusieurs d'entre eux la direction de l'entreprise, et qu'ils leur laissent, à de certaines conditions, la disposition des moyens de tout genre qu'ils y auront consacrés. Naturellement ils s'efforceront de choisir, dans ce dessein, celui ou ceux

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