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pas de s'en faire une juste idée, mais d'en avoir la moindre connaissance.

Tous les termes de nos langues, par lesquels nous exprimons les différents ordres de qualités intellectuelles ou morales que nous observons en nous-mêmes et dans nos semblables, ne signifient et ne peuvent signifier en effet, que ces qualités mêmes, en tant qu'elles sont le partage ou le privilége de l'humanité. Chacun de ces termes, par les rapports plus ou moins nombreux qu'il indique avec les conditions et le mode d'existence propres à une créature telle que l'homme (sensibilité, mémoire, raison même), ne peut réellement convenir à aucun autre être dont les conditions et le mode d'existence ne seraient pas les mêmes en sorte que, toutes les fois que nous les appliquons à Dieu, ou nous ne comprenons pas nous-mêmes ce que nous disons, ou nous faisons de Dieu un homme, le plus parfait, à vrai dire, que nous puissions imaginer, mais qui n'a pourtant et ne peut avoir rien au-dessus et au-delà de la nature humaine. De même que Malebranche a dit : Dieu est étendu, mais son étendue n'a rien de commun avec celle dont nous avons l'idée, il est composé.... etc., dirai-je Dieu est bon, il est juste, mais sa bonté et sa justice n'ont aucun trait de ressemblance avec la bonté et la justice purement humaines? et faudra-t-il qu'imitant la naïve candeur du philosophe que je viens de nommer, j'ajoute que l'on ne peut pas comprendre

clairement ce que je dis, comme je ne le comprends pas moi-même ? Alors ce n'était pas la peine de rien dire.

moyens

Il me semble donc que la justice, dont j'ai une notion claire et distincte, bien qu'elle fasse partie des lois générales par lesquelles Dieu conserve les sociétés et les individus, n'est intelligible pour moi qu'en ce sens, c'est-à-dire, uniquement comme réglant les rapports des hommes entre eux; mais qu'appliquer une telle notion à cet être infini, et juger en quelque sorte sa justice, par rapport à lui, c'est dépasser infiniment les limites assignées à tous mes de connaître et de savoir. Le bien ou le mal qui nous viennent de nos semblables nous inspirent de l'amour ou de l'aversion pour ceux que nous en regardons comme les causes : ce que nous ne pouvons attribuer, en ce genre, qu'aux objets extérieurs inanimés, ou aux lois générales qui régissent le monde physique, ne nous inspire point de pareils sentiments. Mais si, remontant à la seule et véritable cause de tous les phénomènes, nous reconnaissons qu'ils sont la suite nécessaire de l'ordre assigné par elle à tout ce qui existe, nous ne trouvons plus au fond de nos cœurs, que le sentiment d'une profonde reconnaissance pour le bien, et d'une entière soumission à ce qui produit en nous souffrance et affliction. Adorer et se résigner, l'homme sent que c'est là tout ce qui lui est possible et permis, dans ses rap

*

Voyez la pag. 306 du premier volume de cet ouvrage.

ports avec cette cause suprême; plus sa raison s'éclaire et plus ces sentiments se gravent profondément dans son ame. Il doit comprendre que l'humanité tout entière n'est qu'un anneau presque imperceptible dans la chaîne infinie des êtres et des existences, et que vouloir étendre son activité au-delà des limites. qui lui ont été assignées est une témérité blâmable, ou plutôt une puérilité ridicule, qui loin d'élever ou d'agrandir son intelligence, l'abaisse et la dégrade.

§ 15. Sentiment et Notion que l'homme a de sa liberté morale.

Si la liberté absolue ou la faculté de se décider à volonté, comme on dit, pour le oui ou pour le non, est une chimère incompréhensible, une conception vide et dont les termes impliquent contradiction; s'il est évident, au contraire, au contraire, que la détermination que doit prendre tel ou tel individu, dans une circonstance et dans un moment donnés, sera le résultat infaillible et nécessaire d'un nombre plus ou moins grand de causes qui agiront dans ce moment-là sur son entendement, et peut-être aussi l'effet de l'absence de plusieurs autres causes qui auraient pu le modifier autrement, comment donc a-t-il pu avoir l'idée de ce qu'il appelle sa liberté, et en quoi consiste-t-elle?

Observons d'abord que la nécessité dont nous venons de parler n'existe pas réellement pour lui, puisqu'il n'en a jamais actuellement ni le sentiment ni

la connaissance distincte. Sans doute, aux yeux d'une intelligence supérieure, qui connaîtrait, avant qu'il ait pris sa détermination, toutes les causes dont elle sera le résultat nécessaire, il ne serait pas libre, mais il l'est à ses propres yeux, toutes les fois que, délibérant sur le parti qu'il doit prendre, il se sent à chaque instant maître d'agir, s'il le voulait, et maître de suspendre son action, quand les motifs de son vouloir ne sont pas assez nombreux ou assez puissants pour déterminer sa volonté. Dans ce cas, quelque parti qu'il prenne, il suffit, pour qu'il ait la conscience indubitable de sa liberté, que sa volonté n'ait été le résultat d'aucune contrainte, ni d'aucun obstacle extérieur indépendant de cette volonté même et des motifs tout-à-fait intimes qui ont agi sur elle. C'est donc incontestablement lui qui a voulu ;mais qui peut nier qu'il ne fût dans ce même moment, et que tout homme ne soit, dans quelque moment que ce soit, le produit de ses habitudes antérieures, de son tempérament, du degré d'instruction qu'il possède, de ses sentiments naturels ou acquis, du tour particulier d'imagination qui le distingue? Qui peut nier que toutes ces circonstances doivent être considérées comme autant de causes qui ont contribué à sa détermination? La liberté est donc l'absence de tout obstacle qui nous empêcherait d'agir comme nous voulons, l'exemption de toute contrainte qui nous forcerait à agir contre notre volonté. Quant à la volonté elle-même,

elle est si peu libre, qu'elle n'existe de fait qu'à l'instant où l'on se décide à agir, ou à n'agir pas. Dans le cas de la délibération, ce n'est pas la liberté, mais la volonté que l'on peut justement comparer à une balance qui demeure en équilibre tant que chacun des bassins se charge successivement de poids égaux, mais que le plus petit poids, ajouté à l'un ou à l'autre, fait pencher du côté où il se trouve. L'instant où l'équilibre est détruit par cette addition, représente celui où la volonté existe et se manifeste *.

* Voyez la confession de l'Ane, dans la fable des Animaux malades de la peste :

. J'ai souvenance

Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.

Voilà l'histoire universelle de toutes les déterminations de la volonté, depuis les délits les plus légers jusqu'aux actions les plus coupables: une passion plus ou moins vive, l'occasion de la satisfaire; la présence de l'objet, avec tout ce qu'il y a en lui de plus propre à séduire la raison; l'illusion qu'elle cherche à se faire, en diminuant à ses propres yeux l'importance de la faute et la gravité du dommage; et enfin, après quelques moments d'hésitation, le dernier choc, la dernière impulsion donnée par la passion à la liberté, finissant par la faire fléchir, et entraînant la volonté. La suite et la gradation des phénomènes sera la même, en sens contraire, si au lieu d'un penchant vicieux, vous supposez une passion généreuse, un sentiment vertueux.

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